Tuesday, December 07, 2010

Guerre et mémoire

Que de victimes de guerres font partie des tragédies enfouies dans les méandres de l’Histoire, jugées par des politiciens, des historiens, des institutions médiatiques et des peuples entiers, inaptes à porter le qualificatif de mal absolu, d’horreur extrême, et donc inaptes à être même pointées du doigt? Dans le meilleur des cas, celles-ci sont désignées de dommages collatéraux - comme en Irak ou en Afghanistan -, ou alors de boucs émissaires dans une guerre qui n’était pas la leur. En dépit de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par les Nations-Unies en 1948 et des Conventions de Genève stipulant la protection des civils en temps de guerre, les populations civiles souffrent en tous lieux : Vietnam, Hiroshima, Liban, Sarajevo, Rwanda, Palestine…

Traumatismes de guerre

Toute guerre constitue un génocide, et tout être humain ayant péri de la folie meurtrière vaut la peine d’être remémoré, pour que justement cesse cette folie. Malheureusement, depuis la deuxième guerre mondiale, les recherches sur les traumatismes de guerre et la mémoire de la guerre traitent principalement de la situation des militaires. Rares sont les recherches qui se penchent sur les traumatismes vécus par les populations et qui se concentrent sur le personnel, le psychosocial, l’humain. Or, la mise en œuvre d’un processus thérapeutique, tant au niveau individuel que collectif et national, est indispensable en vue de la construction de la paix. Il est bien évident que l’irréparable ne se répare pas et que le traumatisme ne s’efface pas. Toutefois, il s’agit de permettre de vivre avec le traumatisme, de se libérer du passé tout en s’attachant à construire et reconstruire des liens familiaux et sociaux protecteurs. Or, comment se libérer du passé si l’omerta est de rigueur?

La loi du silence ou la Tabula rasa

Au Liban par exemple, il est habituellement demandé tant aux enfants qu’aux adultes de taire les blessures, de se murer dans un mutisme approbateur de la fatalité du destin, privilégiant la survie sociale et politique à la survie psychique et humaine. Cette omerta ou loi du silence est renforcée au niveau national par l’auto-amnistie des leaders de la guerre en 1991- loi no.84 du 26 août 1991. « L'amnistie et l'amnésie sélective ont paralysé l'histoire de ce pays. Les seigneurs de la guerre sont devenus députés, ministres, pôles politiques respectable ». Or, suffit-il de d’affirmer que le passé n’existe plus en droit pour qu’il cesse d’exister dans la réalité et les consciences, pour que victimes et bourreaux se valent ?

L’oubli n’est qu’une illusion, le temps rattrape à grandes enjambées. Un avenir pacifié ne peut être envisageable si la politique de la tabula rasa est adoptée. Celui-ci requiert la reconnaissance de la douleur en la muant en souvenir fondateur, notamment en construisant une mémoire individuelle et collective de la guerre. Dans cette perspective, la parole ou la mise en récit de l’événement traumatique occupe une place centrale dans le processus thérapeutique. Donner un espace de parole, d’où l’on peut s’exprimer en toute sécurité et liberté, est indispensable pour passer de la simple reviviscence à la représentation, du souvenir au ressouvenir - un travail de deuil, un acte refondateur, une transformation - pour qu’on puisse dire les blessures, leur attribuer un sens, les comprendre et vivre avec.

Mémoire de guerre et justice réparatrice

La construction d’une mémoire individuelle et collective de la guerre accompagne nécessairement l’implantation d’un système judiciaire qui n’est pas fondamentalement axé sur la sanction mais sur la guérison des blessures. Telle est la différence entre la justice réparatrice telle qu’appliquée par exemple en Afrique du Sud et la justice punitive clamée haut et fort par des leaders Libanais depuis l’assassinat de l’ex-premier ministre Rafic Hariri en février 2005. Une commission Vérité et Réconciliation pourrait être pensée et implantée à long terme tant au Liban qu’en Irak et adaptée à leurs contextes respectifs. Au Liban par exemple, elle pourrait se baser sur les valeurs du dialogue interreligieux longtemps pensé et pratiqué, tant dans le quotidien du peuple Libanais qu’en milieux académiques et institutionnels.

En ce sens, la culture de la vendetta serait remplacée par un processus réparateur impliquant toutes les parties, constituant une manière puissante d’aborder non seulement les préjudices matériels et physiques causés par les crimes, mais aussi les préjudices sociaux, psychologiques et relationnels. Cette démarche est centrée sur la victime, et la communauté et le dialogue en sont les éléments centraux. Le but n’est pas la vengeance, mais la connaissance de la vérité, l’apaisement social, et la restauration de la dignité civile et humaine des victimes. La paix en soi et avec les autres est à ce prix.

Sunday, December 05, 2010

Arabes et arabité : un survol des origines

Mon article sur Suite101.fr

L’intérêt pour le monde musulman n’est pas récent, mais il fut renforcé par les événements du 11 septembre 2001. Or, qui dit intérêt, ne dit pas forcément jugement favorable ou objectivité. En effet, la recrudescence de propos et de pratiques racistes ainsi que les amalgames et les généralisations sont monnaie courante. Arabe et arabité font notamment partie d’une panoplie de termes controversés. Dans cette perspective, cet article en présente un apercu étymologique et historique.

Pluralité de sens au terme arabe

Il existe une pluralité d’interprétations et de sens du terme "arabe" indépendamment des personnes, des époques, des milieux, des politiques particulières, nationales, régionales et internationales. Reste qu’on ne peut se permettre, pour simplifier un quelconque discours, de réduire un terme si complexe à un seul identifiant, au point de l’absolutiser et d’en occulter les autres.

L’origine du terme "arabe" est plurielle et bien obscure. Pour certains philologues, il dériverait d’une racine sémitique signifiant "ouest" ; pour d’autres, il est à rapprocher de l’hébreu ‘Arabha qui signifie "pays sombre" ou "pays de steppe" ; ou encore de la racine sémitique ‘Abhar qui veut dire "se déplacer". En langue arabe, l’étymologie du mot ‘Arab sert à désigner l’identité bédouine, ou l’origine ethnique en démarquant les sociétés gagnées par la culture arabe de celles appartenant à d’autres cultures – perse, grecque, turque. Les conquérants arabes, partis de la Péninsule arabique du VIIe siècle ont constitué la nouvelle aristocratie des sociétés conquises. L’identification du statut social par un rattachement mythique ou réel à l’une des tribus de la péninsule est devenue un élément central de la vie politique et sociale de ces sociétés.

Origines des arabes: la période pré-islamique

La première attestation de l’Arabie et des Arabes est celle du 10e chapitre de la Genèse dans la Bible, où plusieurs des peuplades et des régions de la péninsule sont répertoriées. En effet, des tribus vivaient dans cette péninsule au cours des siècles qui précédèrent l’ère chrétienne et leur majorité parlait l’arabe, langue sémitique apparentée à l’accadien, aucananéen, à l’araméen, à l’hébreu, à l’ougaritique et à l’éthiopien. Ces peuplades ne formaient pas une race dite arabe. Aussi étaient-ils divisés en États de l’Arabie du Sud et l’Arabie centrale et septentrionale. Les États du Sud étaient connus pour leur prospérité, ayant connu le règne des Sabéens, puis des Éthiopiens et des Sassanides jusqu’à l’apparition de l’islam, et comprenaient une diversité inouïe de religions païennes, et plus tard des communautés chrétiennes et juives. L’Arabie centrale et septentrionale était une région peuplée de bédouins et d’agriculteurs regroupés dans les oasis, ainsi que dans quelques grandes agglomérations comme la Mecque, mais l’organisation sociale se fondait sur la tribu, le clan ; cette région comprenait également plusieurs croyances et traditions religieuses dont celles païennes – on y vénérait par exemple des divinités astrales dont les plus connues étaient Allât, ‘Ouzzâ et Manât, sans compter Allâh ou le «Dieu», suprême créateur. Par la suite s’y développèrent des communautés chrétiennes et juives.

Des chrétiens arabes à l’origine de l’écriture arabe

Parallèlement, d’autres groupes arabes s’étaient établis en Syrie plusieurs siècles avant Jésus-Christ et avaient constitué de petits royaumes comme à Édesse, Émèse et Palmyre. La mère de l’empereur romain Caracalla n’était autre qu’une femme arabe d’Émèse. Par la suite, de nouveaux groupes entrèrent en scène comme les Lakhmides qui résidaient enMésopotamie et qui dominaient le désert syrien. On sait que les Lakhmides, convertis au christianisme nestorien, étaient devenus des alliés des Sassanides dont ils protégeaient les frontières occidentales. Ce fut pour leur faire face que les Byzantins, vers 500, choisirent de favoriser une autre famille arabe, celle de Ghassân. Ces Ghassanides, qui étaient eux aussi chrétiens, mais monophysites, occupaient surtout la Jordanie. Lakhmides et Ghassanides participaient en tout cas à une même culture qui aurait connu le faste de véritables cours royales et, à la veille de l’apparition de l’islam, une nouvelle écriture, l’écriture arabe, aurait été utilisée dans les milieux qui leur auraient été plus ou moins liés.

Arabité et islamité ne sont pas interchangeables

Suite à ce bref et non exhaustif retour aux origines, il est clair que la référence à l’arabité dépasse celle exclusive au référent islamique. Une connaissance approfondie du passé des Arabes est indispensable pour comprendre les dynamiques identitaires contemporaines du monde arabe – ou des mondes arabes. Ce passé montre à l’œuvre des forces centrifuges diverses, témoignages de particularismes variés, que les grands empires qui ont toujours dominé cette région du monde n’ont jamais pu réduire : diversité religieuse et confessionnelle (islam, christianisme, judaïsme, autres religions et spiritualités), diversité des langues et des dialectes, diversité ethnique, diversité des régimes et partis politiques, diversité socio-économique, diversité des nationalismes, etc.

Toutefois, ce qui est souvent médiatisé est l’impossibilité d’être à la fois chrétien et arabe ou juif et arabe. Les chrétiens arabes parlent en arabe, prient en arabe et prononcent le nom d’Allah qui veut dire Dieu. Ils ne sont ni des pieds-noirs, ni des colons. Ils ne peuvent de ce fait être assimilés à une poche occidentale emprisonnée dans une sphère musulmane. Pareil est le cas des juifs arabes, Mizrahim ou Séfarades en grande majorité, ayant vécu au Proche-Orient et en Afrique du Nord en centaines de milliers jusqu’en 1948, date de la création de l’Etat d’Israël et du début des guerres israélo-arabes. Vivant actuellement en diaspora – Europe, Amérique du Nord et du Sud –, ces juifs originaires de la Syrie, du Liban, de l’Egypte, d’Irak, du Maghreb et bien d’autres pays encore sont ignorés de la construction du savoir sur l’arabité. La tentative d’essentialiser l’identité arabe est malheureusement devenue une pratique fort prisée. Il semble donc nécessaire, face aux raccourcis, de favoriser la lucidité d’une connaissance fondée sur l’histoire et la complexité des contextes.