Pour ces deux premières catégories d’interviewés, la guerre a débuté en 1975 et s’est achevée en 1990, accompagnant sa définition par le verbe « être » conjugué au passé : « était », « a été », « fut »… En ce sens, ils réfèrent à une fâcheuse page de l’histoire contemporaine du Liban qui est bel est bien terminée et la période suivant le début des années 90 à ce jour est identifiée de « post-guerre » ou d’« après-guerre » - d’où par exemple la qualification des combats de l’été 2006 lors de la deuxième offensive majeure israélienne de « nouvelle guerre ». La notion de « post-guerre » est définie dans ce cas comme étant une période de transition trouble entre l’état de guerre et la paix. Toutefois, la majorité des interviewés (90%) qualifient la guerre au Liban de « continue » (n’ayant ni début défini une fois pour toutes, ni une fin à ce jour) et de « multiforme » dans ses causes, déroulements et conséquences, tant civile (inter et intra-confessionnelle, une guerre entre les classes socio-économiques, une guerre clanique, une guerre médiatique, une guerre inter et intrafamiliale, inter et intergénérationnelle, etc.) que guerre pour les autres et guerres des autres sur le sol Libanais. Ceux-ci critiquent la grille de lecture faisant état d’une guerre uniquement civile islamo-chrétienne qui est incapable de rendre compte des interventions des puissances étrangères et des conflits internes à caractère non-confessionnels ou intraconfessionnels. Ils la critiquent également pour son caractère sacralisant de la violence, comme si cette dernière ne résultait pas aussi d’échecs d’échanges sociaux et de la négociation politique, ainsi que de problèmes économiques et de diverses situations d’injustices et d’inégalités.
Par ailleurs, cette majorité d’interviewés critique la grille de lecture qui plaide uniquement pour une guerre des autres ou une guerre pour les autres vu qu’elle déresponsabilise à des degrés variés la part importante de Libanais (individus, collectivités) dans la mise en marche de la machine de guerre et son alimentation et qu’elle ampute la religion de ses fonctions interactive et intégrative. Selon Aïda Kanafani-Zahar :
« Les Libanais ont parfois recours, pour expliquer la guerre (...), à des ‘éléments extérieurs, véritables responsables du conflit’. La thèse du ‘complot’ revient également pour expliquer la détérioration des rapports entre les membres des deux communautés [chrétienne et musulmane] (…) ». La religion est donc écartée comme « une raison de distance et de conflit puisque la faute incombe à ‘l’autre’, le ‘pas de nous’, le ‘pas nous’ ».[2]
Aussi, la grille de lecture rejetant la faute aux ingérences étrangères et aux implications libanaises dans les dossiers régionaux et internationaux (« inside and outside dialectics ») est remise en question, vu qu’elle implique de relier la paix uniquement à la non-existence ou à une meilleure gestion de ces ingérences et implications. Un exemple pertinent de cette lecture est celui du sociologue Samir Khalaf, lequel affirme que les moments de paix et de convivialité dans l’histoire du Liban furent possibles lorsque les Libanais restaient indépendants des problèmes régionaux et internationaux et arrivaient à les gérer.[3]
Le Liban a constitué et constitue encore un ring de boxe où s’affrontent des identités meurtrières, des jeux de pouvoir locaux, régionaux et internationaux ; un territoire proxy empreint par des occupations et invasions successives, ballotté par des ingérences étrangères, des exactions inter et intracommunautaires, des échecs de la négociation politique, des crises économiques, et par diverses injustices, inégalités, exclusions et privations. Plus qu’une guerre « civile », « islamo-chrétienne », « guerre des autres », ou « guerre pour les autres », la guerre au Liban a lieu partout et en tout temps. Elle adopte une panoplie de facettes physiques et psychiques, mettant en jeu d’anciens et de nouveaux acteurs, d’anciennes et de nouvelles stratégies, des dynamiques de ruptures et de continuités tant internes qu’externes intimement imbriquées.
[1] Adnan HOUBALLAH. Le virus de la violence, Albin Michel, Paris, 1996.
[2] Alexandra ASSEILY. Breaking the Cycles of Violence in
[3] Pr. Dang Phuong KIET. « Les conséquences de la guerre au Vietnam et les expériences adaptées aux stress de la guerre », Symposium International du Centre International de l’Enfance et de la Famille, Paris, 6-8 mars 1997, http://psydoc-fr.broca.inserm.fr/colloques/cr/cedrate/intervcedrd.html (consulté: 28 juin 2007).
[4] Georges FLETCHER. « La guerre des mots », Project Syndicate, Institute for Human Sciences, 2007, publié dans L’Orient-le-Jour, Beyrouth, 3 février 2007, p.10.
[5] François LECERCLE. « La guerre invisible », Colloque international de littérature comparée, Association marocaine de littérature générale et comparée et l’ENS de Meknès, Maroc, 2002 :
http://www.cpge-cpa.ac.ma/cpa/francais/colloque/lecercle.htm (consulté: 22 août 2006).
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Renvoyons à la lecture du psychiatre Libanais Adnan Houballah. [1] En effet, selon Houballah, la guerre « invisible » est un gigantesque conflit symbolique et psychique incluant toute la population. C’est la guerre des représentations et des visions de combattants ou d’acteurs « passifs » qui échouent à comprendre la nature de leurs identités et de l’identité nationale, qui échouent à reconnaître la diversité et la complexité de l’autre et qui se transforment en récepteurs conditionnés, jouant un rôle déterminant dans le déroulement des hostilités. Grâce à cette lecture, nous comprenons la poétesse Nadia Tuéni lorsqu’elle crie dans l’un de ses poèmes : « Nous sommes tous responsables ». Les acteurs « passifs» sont le plus souvent un des enjeux des guerres au même titre que le territoire et les ressources économiques. Qui possède et contrôle cette grande partie de la population peut exercer un véritable pouvoir de potentat local dans le système socio-politique et économique du pays. Aussi, cette population est la première à payer le prix de la guerre et, tout autant, celui de la paix.
La guerre psychique renforce et est renforcée par la guerre « physique » ou « visible » - (combats, négociations, traités) laquelle est menée par des combattants « actifs » -, formant ainsi un cercle vicieux qu’il est difficile de briser à moins d’œuvrer simultanément sur les deux fronts physique et psychique. La guerre ne pourrait s’achever tant qu’en sa forme physique, le Liban passe par des périodes alternées de combats et de statut quo, mais non de paix ; et qu’en sa forme invisible, plus difficile à traiter, les frontières et les enclaves psychiques ou psychosociales existent encore. A cet égard, citons les travaux de la psychothérapeute Alexandra Asseily sur le lourd patrimoine de frontières et d’enclaves que les Libanais portent en eux, qu’ils transmettent de génération à une autre et dont peu s’en sont débarrassés ou ont remis en question.[2] Dans la même perspective, les propos suivants du Pr. Dang Phuong Kiet faisant allusion à l’héritage des souffrances et des traumatismes issus de la guerre du Vietnam nous interpellent :
« La guerre, à n'importe quel point de la planète, s'avère être une des plus grandes épreuves infligée à tout un peuple. Les effets dévastateurs de la guerre sur le plan matériel, dans une certaine mesure, peuvent être évalués et compensés à moyen terme. Cependant, les conséquences dans le domaine psychique - que l'on appelle communément le stress de la guerre - de l'échelle macroscopique de toute la société à l'échelle microscopique de chaque famille et notamment de chaque Vietnamien, ne peuvent pas être évaluées avec aisance, car les dommages psychiques perdurent et peut-être s'étalent sur plusieurs générations, ils sont difficilement identifiables et évaluables, ne pouvant être restaurés rapidement ».[3]
Il existe donc, au-delà des luttes militaires, et des guerres dites classiques - clausewitziennes - ou civiles - séparatistes, tribales, ethniques, religieuses - une guerre encore plus dangereuse à long terme qui touche la majorité des Libanais et les marque toute leur vie ; une guerre qui ne suppose pas de distinction claire entre combattants et non-combattants, soldats et populations civiles, début et fin des hostilités. On a longtemps dit que la guerre consiste à faire entrer des morceaux de fer dans des morceaux de chair, mais elle consiste aussi à véhiculer des idées de haine, d’exclusion et de rejet, et des paroles devenues des champs de bataille dans des conflits opposant diverses factions Libanaises - « la guerre des mots »[4]. Elle consiste à alimenter des mémoires meurtries et meurtrières. L’horreur de la guerre n’est pas uniquement d’engloutir des corps et des biens, mais également des foules d’esprits et d’âmes. C’est l’absence massive. C’est parce qu’on ne la voit pas à première vue qu’elle existe bien plus intensément. « La guerre est présente par une atmosphère pesante, dans cette attente interminable d’une nuit où le danger obsède tous les esprits » ; elle est moins « dans le choc des armes que dans l’angoisse »[5], la propagande et la crainte du déchaînement de la violence.
[1] Tout comme certains analystes, quelques interviewés ont inclus dans leur représentation de la guerre au Liban les combats de l’été 2006 en les qualifiant de conflit interreligieux, voire également de « choc de civilisations » et de « guerre des dieux de l’Orient » (conflit se jouant sur le plan métaphysique et sacré). Consulter : Jean AZIZ. « Guerre des dieux et l’interprétation et les ordres de Rice », Al-Balad, Beyrouth, 24 juillet 2006, en Arabe (archives électroniques).
[2] Aïda KANAFANI-ZAHAR. « Liban : mémoires de guerre, désirs de paix », p.3.
http://www.lapenseedemidi.org/revues/revue3/articles/13_liban.pdf (consulté: 15 novembre 2005).
[3] Samir KHALAF. Civil and Uncivil Violence in