Sunday, April 02, 2006

Chrétiens d'Orient

Enquête sur les chrétiens du Proche-Orient. Présents conflictuels, avenirs incertains.
par Pamela Chrabieh
Publié dans Dire (Université de Montréal), juillet-août 2003, p.43-45.

Résumé: Cet article traite de questions cruciales concernant les communautés chrétiennes du Proche-Orient, entre autres : quelles sont leurs situations actuelles? De quelles « missions » se dotent-elles? Sont-elles menacées de disparaître? La réflexion autour de ces problématiques s’inscrit dans un souci plus large d’élaboration de pensées et de pratiques du dialogue islamo-chrétien en vue de cohésions sociales proche-orientales.

S’il est un sujet d’actualité qui revient sans cesse depuis des décennies, c’est la situation présente et les perspectives d’avenir des diverses minorités dans le monde. C’est d’ailleurs le cas des chrétientés du Proche-Orient qui sont souvent perçues comme étant des étrangères dans leurs propres lieux d’émergence. Confrontées aujourd’hui à des situations de fait, où l’identification entre la nationalité et l’appartenance à l’Islam -vu comme un tout monolithique- engendre une réduction de la personnalité arabe, elles voient la marge de leurs manœuvres bien réduite. Ces chrétientés se situent actuellement dans une impasse alimentée par les conflits divers au Proche-Orient (israélo-palestinien essentiellement, séquelles des guerres du Golfe et du Liban, nouvelle guerre en Irak), la virulence de groupuscules intégristes et des idéologies d’intolérance réciproque, ainsi que par la croissance du nombre des vagues d’émigration et des crises économiques. De l’Irak à l’Égypte, en passant par le Liban, la Syrie et la Terre Sainte, il n’est pas aisé de raconter les situations actuelles des communautés chrétiennes qui y sont implantées, ni de prévoir leur proche avenir. Celles-ci sont en partie protégées pour l’instant par leur masse démographique relative mais un bon nombre d’entre elles s’étiolent.

Le problème de l’émigration

Constituant la plus importante minorité chrétienne du Proche-Orient, les coptes d’Égypte traversent depuis les années 80 une des périodes les plus difficiles de leur histoire : attentats, pressions diverses, concessions du gouvernement au fondamentalisme, boycottage des élections législatives, extorsion de fonds, magasins dévastés, églises incendiées etc. Ils sont de plus en plus nombreux à s’expatrier[i]. Et la plupart de ceux qui résistent encore ont tendance à se replier sur eux-mêmes, suscitant la formation d’un fanatisme copte face à l’activisme islamiste. L’émigration des coptes touche toutes les autres communautés chrétiennes au Proche-Orient, montrant à l’évidence leur profond malaise. Aujourd’hui, elles représentent près de 10% de la population proche-orientale.

Certains experts comme Youssef Courbage et Philippe Fargues[ii] affirment pourtant que les chrétiens sont aussi nombreux qu’à l’arrivée des turcs ottomans depuis environ cinq cents ans, ce qui devrait être rassurant à première vue. En fait, leur situation est empreinte d’une croissance démographique notable durant l’époque ottomane mais commence à se détériorer dès la fin du 19e siècle. L’émigration libanaise par exemple débute après les massacres de 1860 et les famines qui sévissent dans le pays. Entre le tiers et la moitié des chrétiens du Proche-Orient auraient quitté au cours de ces cent cinquante ans passés[iii]. Beaucoup optèrent pour les États-Unis, le Canada, l’Amérique latine, l’Australie, l’Europe et l’Afrique. L'ampleur de l'émigration, dans le cas des chrétiens irakiens, est liée à la situation de malaise suite à la guerre du Golfe et à l’embargo économique décrété par les Nations Unies ; par ailleurs, une des conséquences de la guerre actuelle serait d’accentuer les mouvements d’émigrations.

D’autres raisons sont avancées pour expliquer par exemple l’exode de chrétiens syriens : entre autres, leur souffrance due aux résultats de la nationalisation de l’économie dans les années 60, les diverses saisons de sécheresse, les problèmes de surveillance continue de la population, le bannissement de plusieurs partis politiques comme celui du Tachnag et de Hentchak relevant des communautés arméniennes. En outre, les autorisations d’édification de lieux de culte chrétiens dans la plupart des pays du Proche-Orient (hormis le Liban) ne sont pas facilement octroyées. En Égypte, l’administration publique n’engage quasiment plus les chrétiens et ce pour éviter d’irriter les islamistes radicaux. Dans un tel contexte, l’appartenance chrétienne semble de plus en plus considérée comme un handicap.

« Dhimmitudes » et inégalités

Et pourtant, les « Gens du Livre » occupent une place à part dans le Coran qui recommande de débattre avec bienveillance avec ceux qui sont dépositaires d’une Révélation, notamment, les chrétiens et les juifs. Le statut de dhimma (ou « de protection ») leur garantit la liberté de culte, l’autonomie judiciaire, la possibilité d’accéder à de hautes fonctions dans l’administration des califats omeyyades, abbassides et ottomans ou des Émirats andalous. Selon Sadek Sellam, ce sont « les périodes de crise et de déclin de la puissance musulmane qui ont cependant contribué à mettre à mal cette tolérance que l’Islam a manifesté quand il était puissant ; la détérioration des relations avec les puissances occidentales a eu des répercussions négatives sur le sort des minorités chrétiennes en terre d’Islam »[iv]. C’est également l’avis de Mohammad Talbi pour qui le système de la dhimma « n’est pas un article du credo et de la foi, mais seulement le produit d’un contexte historique. Il n’y ait fait aucune mention dans le Coran, ni dans la charte promulguée par le Prophète lors de son entrée à Médine. On peut au contraire considérer cette dernière comme la Constitution du premier État institué en islam sur un mode pluraliste (…). Le statut ultérieur des dhimmis fut donc, dans ce qu’il avait d’humiliant et de provocateur, une déviation de l’intention du législateur»[v].

Dès le 16e siècle, les interventions de ‘l’Occident chrétien’ en faveur des ‘chrétiens d’Orient’ permirent d’améliorer le sort de ces derniers suite à l’ouverture d’établissements scolaires par les missionnaires. « Mais ces avantages ont contribué à accentuer le sentiment de la différence (…) et les chrétiens étaient soupçonnés d’être les alliés des puissances occidentales » qui se liguaient contre l’Empire ottoman[vi]. Ces accusations sont d’ailleurs encore aujourd’hui proférées dans certains milieux comme à Bagdad. Les responsables assyro-chaldéens sentent que les pressions dont il firent l’objet de la part de ces puissances - durant la guerre contre l’Iran et la guerre du Golfe - pour qu’ils se dissocient des musulmans, suscitèrent à leur égard un soupçon de complicité avec les pays dits ‘occidentaux’ [vii].

Défis actuels

Les guerres, les problèmes internes, les transferts de populations et les mouvements démographiques justifient certainement les craintes fréquemment exprimées et c’est un véritable défi qui est lancé aux chrétiens, aux États dont ils dépendent et aux puissances étrangères avec lesquelles ils peuvent être en relation: comment survivre et rester présents sur un sol que leurs ancêtres foulaient bien avant l’avènement de « l’Islam »? Poser cette question c’est également s’interroger sur deux points essentiels cités par Bernard Delpal : « la structure même des Églises et des communautés chrétiennes, les relations intercommunautaires (…). Ainsi que l’aptitude à surmonter l’extrême diversité des minorités chrétiennes et à bâtir des relations régulières avec la majorité musulmane, débarrassées de toute crainte d’éviction, de marginalisation ou de persécution »[viii]. En outre, les chrétiens se voient contraints de résister aux vicissitudes des guerres au Proche-Orient et à leurs conséquences désastreuses, afin de sauvegarder leurs spécificités religieuses, historiques et culturelles, à moins que l’hémorragie qui les touche ne l’emporte en silence. Sinon, nombreux sont ceux qui se renferment dans des ghettos. D’autres ne se mêlent pas de la politique, enlisés dans un mutisme des plus dévastateurs.

Or, ce genre d’attitude n’aide aucunement à la gestion conviviale des sociétés proche-orientales et stigmatise les communautés chrétiennes en nations faisant partie d’une Umma (communauté) islamique, privées de toute efficacité puisque marginalisées du discours politique. Par ailleurs, il existe une opposition entre les chrétiens adeptes de pensées ‘laïques’ et ceux attachés aux systèmes confessionnels qui perdurent depuis l’implantation des millets par l’Empire Ottoman. Ces derniers perçoivent la dimension religieuse comme unique facteur à mettre en jeu dans une rhétorique politique et réduisent de ce fait l’identité de tout chrétien à un seul identifiant. Cette perception de l’identité est vivement combattue par le romancier Amin Maalouf qui valorise l’expression des voix multiples. Dans son ouvrage Les identités meurtrières (aux Éditions Grasset et Fasquelle, 1998), il affirme qu’une identité est meurtrière quand on la confond avec une seule appartenance qu’on brandit avec notre « tribu » à la face des autres.


Enjeux futurs

Les communautés chrétiennes au Proche-Orient essayent de relever les défis actuels et de faire face aux innombrables enjeux que le futur leur réserve. Mais leurs tentatives pèsent très peu face aux différents problèmes d’envergure auxquels elles sont confrontées. Enclines à se replier sur elles-mêmes, elles essayent tant bien que mal de s’ouvrir au dialogue interconfessionnel, jouant ainsi l’une de leurs dernières cartes de ‘survie’. D’où leur constante quête de relations fructueuses et égalitaires qui garantissent la paix et la convivialité. L’incarnation de leurs revendications en principes législatifs et en pratiques socio-culturelles effectives fait d’ailleurs partie du processus de clarification de leurs identités respectives en contextes diversifiés et en rapport avec leurs confrères et consoeurs musulmans.

En parallèle à cette quête « chrétienne » de liberté religieuse et de dialogue constructif, un nombre non négligeable de penseurs musulmans au Proche-Orient militent pour le pluralisme religieux. L’exemple de Mahmoud Ayoub est à cet égard des plus pertinents[ix]. En effet, celui-ci prône la reconnaissance des diversités religieuses et l’importance de la liberté religieuse comme facteurs essentiels d’une cohésion sociale. Le dialogue interreligieux est d’ailleurs une obligation citée dans le Coran. Il ne s’agit donc pas de tolérer mais de respecter les différences dans ce qu’elles peuvent apporter comme richesses. La recherche d’une paix relative et d’un simple vivre-à-côté devient ainsi insuffisante. Ainsi, il existe de part et d’autre des volontés et des pratiques de dialogues et d’ouvertures à l’altérité, sauf que le processus d’éradication des discriminations à l’encontre des minorités est loin d’être achevé. A cette fin, le sort des chrétiens devrait plus que jamais être débattu lors d’élaborations de politiques de gestion des diversités proche-orientales. Il ne s’agit pas uniquement de leur avenir qui est en jeu mais aussi de celui des majorités islamiques modérées, voir même de l’avenir du Proche-Orient.

[i] Leur nombre oscille entre 5 et 20%, selon que les recensements sont manipulés par le gouvernement ou gonflés par leur propre Église.
[ii] Chrétiens et Juifs dans l'Islam arabe et turc. Paris, Payot, 1997.
[iii] Claude Lorieux. Chrétiens d’Orient en terres d’Islam. Paris, Perrin, 2001, p.347.
[iv] « Les Gens du Livre », Cahiers d’Orient, vol.48, Paris, 1997, p.67.
[v] Plaidoyer pour un Islam moderne. Tunis-Paris, Cérès-Desclée de Brouwer, 1998, p. 82-83.
[vi] Op.cit. p.67.
[vii] Joseph Yacoub. Les assyro-chaldéens, un peuple oublié par l’histoire. Paris, Groupement pour les droits des minorités, 1989.
[viii] « Syrie et Liban, du bon usage du pessimisme ou réflexions au retour d’un voyage », Cahiers d’Orient, vol.48, Paris, 1997, p.124.
[ix] Études de relations islamo-chrétiennes. Balamand, Centre d’études islamo-chrétiennes, 2001 (en arabe).

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