Sunday, April 02, 2006

La guerre du Liban - Mémoire et oubli

Pour ne pas oublier (la guerre du Liban)
par Pamela Chrabieh


Publié dans L’Orient-le-Jour, Mardi 22 juin 2004

Je viens de lire l’ouvrage de Fady Noun, Guerre et mémoire, la vérité en face, et je ne peux m’empêcher d’y faire écho. Je vis à Montréal depuis 5 ans et je travaille à finaliser ma thèse doctorale en sciences des religions, dans laquelle j’analyse la question d’un renouvellement de la gestion sociopolitique des diversités au Liban en m’attardant particulièrement sur l’apport des dialogues interreligieux. Or, le point de départ de ma thèse, aussi bien que celui de l’ensemble de mes communications et écrits, reflétant en quelque sorte mon parcours personnel, est la nécessité primordiale d’une relecture de l’histoire contemporaine du Liban et de surcroît, de la mémoire de la guerre ; l’objectif étant éventuellement de vivre une véritable catharsis, pilier fondamental de l’implantation d’un projet sociopolitique assurant l’harmonie et l’émulation constructive entre toutes les composantes libanaises. Certes, l’on pourrait qualifier d’impensables mes propos – et ceux de Fady Noun d’ailleurs –, dans la mesure où la guerre appartiendrait au passé; un passé qu’il serait risqué de déterrer, vu la fragilité de la paix sociale et qu’il vaudrait mieux se concentrer sur l’avenir du pays. Toutefois, tout comme Fady Noun, je me risque‚ corps et âme, à dénoncer l’entreprise systématique de censure qui se fait quotidiennement non seulement au Liban, mais également à l’étranger, et notamment dans des cercles médiatiques et académiques, où, si la loi du silence ne prévaut pas, l’on véhicule du moins une seule lecture dite « politically correct ». En ce sens, je cite la présentation de l’ouvrage : « la censure exercée sur notre mémoire n’est pas innocente. Comme dans les parloirs des prisons, on a placé une vitre entre nous et nos souvenirs, que nous pouvons voir mais ni toucher ni remodeler par le pardon, la réconciliation, ou même au nom du plus élémentaire des pragmatismes. Il semble que le seul droit que l’on nous accorde, et dont nous nous complaisons à abuser, soit celui de répéter nos erreurs. C’est peut-être la raison pour laquelle une certaine marge de liberté est laissée. Car cette liberté ne menacera personne si nous l’utilisons pour consolider les barreaux de notre prison. » Et j’ajoute : pour consolider la culture de la guerre ! En effet, celle-ci génère et alimente le rejet, la ghettoïsation, l’intolérance, l’ignorance, l’incohérence et l’injustice; elle interdit toute réflexion critique, toute évolution, toute richesse émanant de la diversité. Or, la souffrance qu’elle engendre et le vécu de l’absurdité de la violence ne sauraient être oubliés. Comment donc apaiser les tourments de plusieurs générations qui furent mises à l’épreuve du feu et du sang ? Sûrement pas en justifiant le sacrifice des faibles ni en affirmant que le massacre des êtres humains est naturel et qu’il serait vain de le condamner, et de ce fait, en clamant bien haut que cette page douteuse de l’histoire devrait être tournée.La culture de la guerre est un crime contre l’humanité. Elle ne relève d’aucun bien-fondé, ni dans ses objectifs ni dans ses moyens. Elle se trame sur un fond d’hypocrisie et de mensonges afin que ses protagonistes aboutissent à leurs fins. Pour chacun de ceux-ci, Dieu, la justice, la démocratie et la vérité sont instrumentalisés dans le but de légitimer des actes monstrueux. Faut-il pour autant se résigner à baisser les bras ? Personnellement, je ne le crois pas, et l’ouvrage de Fady Noun confirme ma croyance et celle de plusieurs libanais et libanaises en la possibilité de sortir du cercle infernal quel que soit le lieu où nous nous trouvons, tant au Liban qu’au sein de la diaspora. Pour ce, il est primordial de contrer cette culture de la guerre par une culture de la responsabilité, de la liberté et de la convivialité. Responsabilité‚ car nous faisons tous partie de l’engrenage complexe qui fait que malgré le cessez-le-feu, la guerre continue. Et l’exil ne procure qu’un répit temporaire puisque les plaies ne tardent pas à s’ouvrir de nouveau ; une illusion qui ne tarde pas à éclater au grand jour, scellant l’alliance entre l’exilé et son passé funèbre. Même pour celui qui choisit de tourner la page et croit qu’il a atteint son but en dépensant toute sa volonté et son énergie à créer un environnement propice à l’éloignement, les horreurs de la guerre ne tardent pas à lui raviver sa mémoire. Il suffit d’une parole, d’un son, d’un geste, d’une expérience particulière pour que le déclic survienne et que l’absence illusoire fasse place à la présence de la guerre et de ses répercussions, si ce n’est dans le quotidien, du moins dans le rêve. De nouveau, l’on trébuche sur le seuil des fractures et de leurs atrocités. Et dans la chute, il est si difficile de parler de ce qui est inexprimable. Les mots qui sortent de la bouche semblent dérisoires, insensés tellement il est dur d’échapper à la violence, au désespoir, à la solitude, à la discontinuité et au chaos que crache la guerre. Ce n’est qu’après coup que l’on se rend compte de l’importance et de la nécessité d’en parler et de la dénoncer. Parler pour ne pas se retrouver seul. Parler pour contrer la guerre qui estampille tous ceux qui y passent et y survivent. Parler pour tirer des leçons constructives des chutes dans les abîmes. Parler pour ne pas sous-estimer l’emprise des démons qui errent dans les ruines, les cœurs et les esprits. Parler pour ne pas ignorer la durée d’un processus de convalescence de générations entières qu’il faut soigner avec prudence, patience et amour. Parler pour reconnaître la désillusion et les cauchemars d’une jeunesse qui a connu le drame dès sa venue au monde. Parler pour ne pas laisser enterrer la pensée critique de la guerre en la bannissant des perspectives politiques puisqu’elle devient un « évènement » comme tant d’autres véhiculés par les médias constamment à la recherche de nouvelles sensationnelles. Parler afin que les histoires ne tarissent pas et pour que les vérités ne meurent pas. Parler pour lutter contre la partialité des souvenirs qui n’apparaissent qu’au détour d’une perturbation de la vie quotidienne. Parler enfin, et être écouté en retour, pour ne pas oublier.

Pamela CHRABIEH– Montréal

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