2- Appartenances religieuses et modes ‘traditionnels’ de transmission de la religion
Nous ne possédons pas d’informations détaillées concernant le mode de transmission de la religion des premières communautés libano-canadiennes. Nous savons uniquement que ces deux vagues étaient formées en grande partie de chrétiens de Rachaya et que plusieurs églises chrétiennes orientales furent édifiées au début du 20e siècle. Toutefois, les libano ou syro-canadiens de l’époque ne suivaient pas tous la paroisse de leur appartenance confessionnelle d’origine. En 1892 par exemple, un groupe de Libanais avait demandé à l'archevêque catholique de Montréal de leur accorder une église pour un prêtre qui fut envoyé du Liban par le patriarche melkite. Les dirigeants de la paroisse Saint-Sauveur avaient inséré dans la pétition les noms de maronites et de grecs-orthodoxes.
La majorité des Libanais qui avaient choisi d’émigrer au cours de la troisième vague était des chrétiens de toutes les classes sociales voulant fuir la guerre, ce qui a renfloué le nombre de chrétiens libanais. Selon Statistiques Canada (2001), la majorité des Canadiens d’ascendance libanaise sont chrétiens. En 2001, 42 % des membres de la communauté libanaise du Canada se disaient catholiques, tandis que 11 % étaient chrétiens orthodoxes et 10 % appartenaient à une confession protestante ou un autre groupe chrétien. Le plus grand nombre d’églises, de paroisses et d’organisations chrétiennes libanaises et orientales a vu le jour avec cette vague. La circulation entre les lieux de culte de confessions différentes est restée monnaie courante. Il ne s’agit pas d’une conversion d’un rite à un autre mais plutôt d’une sorte de dépassement de la référence confessionnelle d’origine. L’important est de se rendre a une église libanaise – on parle de ‘saints libanais’.
Parallèlement, 30 % des gens d’origine libanaise du Canada se déclaraient musulmans, mais les confessions ne sont pas mentionnées. Nous savons que les premières communautés islamiques n’avaient pu établir des institutions religieuses. La pratique religieuse individuelle n’était pas courante. Les institutions qui furent créées par la suite par des Syriens et des Libanais principalement étaient ouvertes aux musulmans de diverses origines culturelles et ethniques – Toronto, Nova Scotia, Ottawa, London, Calgary, Montréal, Alberta, etc. En 1938, la mosquée Al Rashid est construite à Edmonton, ce qui en fait la première mosquée du Canada, mais ce n’est qu’ à partir des années 50 que les libanais musulmans affluent en plus grand nombre au Canada. De nombreuses mosquées et associations musulmanes sont affiliées avec le Conseil des communautés musulmanes du Canada (The Council of Muslim Communities in Canada) qui a fut fondé en 1972 et est basé à Toronto.
En dépit de l’édification croissante d’institutions et d’associations religieuses, plusieurs individus et familles ont choisi de quitter le Canada et de rentrer au Liban, notamment pour l’éducation de leurs enfants, ne voulant pas que ceux-ci évoluent dans un environnement marqué par la crise religieuse et familiale. Selon le Consulat libanais a Montréal, les libano-canadiens des troisième et quatrième vagues qui sont rentrés au Liban peuvent être divisés en quatre catégories : les pères de famille qui avaient fermé leurs entreprises à Beyrouth durant la guerre et qui ont décidé de les rouvrir ; les professionnels qui n’ont pas pu exercer leurs métiers au Canada car leurs diplômes n’ont pas été reconnus ; les étudiants qui faisaient simplement leurs études à l’étranger et qui souhaitaient rentrer chez eux ; enfin, ceux qui attendaient la fin de la guerre pour pouvoir retourner. Mais l’une des principales raisons qui a poussé de nombreux émigrés à regagner le Liban est l’éducation des enfants et la preservation de la cellule familiale ainsi que des traditions et coutumes du pays d’origine.
Une analyse intéressante sur le retour des libano-canadiens au Liban fut d’ailleurs a la base d’un documentaire-vidéo produit par Pimiento Productions (2008-2009) et diffusé par RDI, montrant notamment que la peur de la perte des valeurs familiales et de l’identité religieuse constitue une des plus importantes causes du mouvement de retour, et démontrant de surcroit que la transmission de ces valeurs ne peut s’effectuer facilement sur le sol canadien.
Toutefois, la laïcisation des comportements qui se manifeste à travers les alliances matrimoniales mixtes (mariages interconfessionnels, interreligieux, Libano-Canadiens et Canadiens…) et les visions/pratiques plurielles des jeunes des troiseme et quatrieme vagues, dont la pratique religieuse peu soutenue ou quasi-inexistante, constitue des arguments majeurs que ces familles qui quittent le Canada utilisent pour expliquer leur départ. Notons que pour la grande majorité des jeunes interviewés, le rythme de fréquentation des lieux de culte dépend de leur disponibilité et se concentre principalement sur les fêtes importantes. Leur participation à ces temps forts est une façon de maintenir le lien avec le pays d’origine ou un moment de partage en famille, encore plus qu’une question de mise en pratique de la foi ou d’appartenance religieuse-confessionnelle. Cette derniere appartenance existe pourtant, mais elle se manifeste ailleurs, que ce soit a l’école, a l’université, au milieu du travail etc. Depuis les attaques du 11 septembre 2001, beaucoup de Libanais furent victimes de discrimination, ce qui a contribué a déclencher ou a renforcer l’attitude/l’identité religieuse-confessionnelle et la ghettoisation.
3- Modes ‘alternatifs’ de transmission de la religion
Selon la majorité des jeunes interviewés dans le cadre de ma recherche, la transmission des préceptes religieux ainsi que des valeurs-traditions et coutumes du pays d’origine n’est plus que l’affaire des institutions religieuses et du milieu familial. La transmission veut dire pour eux continuité, non immuabilité. Or, leurs familles et les milieux institutionnels traditionnels ne leur offrent pas, a leur avis, un impératif culturel qui est le changement, lequel a son tour assure la continuité. Ces jeunes ne rejettent donc pas la religion, mais ils en ont une définition plus large: elle engloberait l’ensemble des croyances et des pratiques d’individus et de communautés et ne se limiterait pas aux institutions religieuses. Ils ne rejettent non plus l’appartenance religieuse et confessionnelle, mais celle-ci est soit reléguée a un deuxieme ou troisieme rang derriere l’appartenance nationale ou bi-nationale, l’appartenance linguistique, l’appartenance culturelle, etc. Ou elle releverait pour certains du privé, non du public, et ceux-ci ne l’associent pas nécessairement a l’obligation de transmettre. En fait, transmettre pour eux est une affaire de choix personnel, non d’obligation. Transmettre ou construire une mémoire et la partager engloberait donc ce qui fut appris, ce qui fut remis en question, ce qui fut gardé tel quel, ce qui se fait au présent et ce qui reste a advenir. Un processus de ruptures et de continuités, de changements, de relectures, de fidelité et de mimétisme. Pour ces jeunes, les lieux de socialisation traditionnels ont encore leur fonction dans la transmission du savoir, des pratiques et des valeurs, mais elle est incomplete sans d’autres contributions, dont la leur, puisqu’ils se percoivent en tant qu’etres humains et citoyens cherchant la vérité, voire leurs vérités qui font sens a chacun et chacune d’entre eux. Le rapport a la lignée croyante se fait selon eux de diverses manieres et adopte plusieurs mediums. Or, celui qui retient le plus notre attention depuis 2004 notamment est l’Internet.
Exemple 1:
Des événements culturels et artistiques organisés par des groupes et des associations de jeunes tant au Liban qu’à Montréal comme Tadamon (« Poets against the War », 30 août 2006, « Fires of War and Voices of Resistance », 27 septembre 2006 etc., incluant des conférences, de la poésie, des performances musicales, le visionnement de documentaires et des panels de discussion concernant les luttes de membres de la communauté Libano-Montréalaise, toutes appartenances religieuses/confessionnelles et non religieuses/confessionnelles confondues, à l’encontre de la guerre et pour la paix, la justice sociale et les droits Humains au Liban). Dans tous ces cas et bien d'autres, les mediums virtuels furent privilégiés : blogs, pages facebook, Youtube, Twitter…
Exemple 2: le projet Trait-d’union Islam Christianisme
Projet innovateur entrepris par une equipe libano-canadienne et interreligieuse, ayant abouti a la publication d’un livre de 700 pages, d’expositions de photos et de peintures dans plusieurs pays, et la constitution d’un reseau virtuel sur Facebook sur le dialogue, la memoire, la transmission du religieux, l’emigration et l’identite etc. Dans la page d’accueil du projet – site web Electrochocks Production –, nous lisons ce qui suit:
“TRAIT D’UNION Islam – Christianisme est un projet innovateur qui, à travers la photographie, des rencontres avec des libanais du Liban et des membres de la diaspora, des entrevues, la tradition orale et la parole écrite, tente d’humaniser le dialogue entre l’Islam et le Christianisme, de lui rendre une dimension plus terre à terre, loin des politiques et des académies puisque toute société, toute politique et toute institution est d’abord composée de différents individus. Ce projet veut être ce trait qui unit et en même temps qui sépare deux croyances, deux cultures, dans le respect de la différence.
La devise du Québec est « Je me souviens ». C’est dans le souvenir du passé que l’on apprend, que l’on évolue afin de mieux vivre aujourd’hui. Si chaque peuple a des histoires en apparence différentes, c’est en se souvenant et en les racontant que l’on se rapproche et cette maxime devient alors celle de tous les peuples, de toutes les nations, de toutes les cultures et de toutes les religions”.
Les moyens virtuels utilisés permettent ainsi le partage et la transmission d’expériences et de croyances individuelles et collectives, tout en étant libéré de nombreuses contraintes. Pour les blogueurs contactés dans le cadre de notre recherche, l’Internet est un moyen d’accéder à la parole, d’avoir un contact, ne serait-ce qu’à travers une interface, avec une diversité de visions du monde et de modes de vie. De plus, maîtriser les techniques de la blogosphère et la vitesse de la transmission, c’est détenir une certaine forme de pouvoir – certains blogueurs par exemple jouent un rôle considérable en matière de perception et d’influence. Il est évident que la blogosphère Libanaise et libano-canadienne, ainsi que les divers autres mediums, apportent de nouvelles possibilités d’action. Ces réseaux proposent de constituer ou même de reconstituer la mémoire collective et de perpétuer le savoir. Mais en plus, ils permettent une plus grande liberté d’expression et de circulation de l’information et de la pensée. Selon Tengku Azzman Sheriffadeen, la nouvelle constellation de technologies Internet constitue un « shift » des structures traditionnelles et centralisées du pouvoir à une distribution horizontale de ce dernier entre des individus et des communautés de toutes appartenances. Ainsi, la croissance phénoménale de la blogosphère Libanaise depuis juillet 2006 ne peut être uniquement résumée en une réponse à l’invasion Israélienne du Liban, mais aussi et surtout en la création de « lieux alternatifs » (alternative localities) pour la promotion d’une diversité de voix-es. Ces lieux permettent la redéfinition de la sphère politique tout en accélérant l’édification de ponts entre une pluralité d’identités (nationales, ethniques, religieuses, sociales, économiques, culturelles, etc.). En ce sens, les nouvelles technologies Internet offrent la possibilité pour ces forces habituellement exclues des sphères traditionnelles de s’exprimer et d’exercer leur autonomie.
En résumé, Internet constitue une :
- autorité incontournable de construction et de transmission du savoir.
- plateforme de prolifération de religiosités individuelles.
- plateforme commune de partage de vérités plurielles, de construction de liens, de dialogue et de convivialité - communalisation et communautarisme.
- plateforme de la transmission institutionnelle puisque la plupart des institutions religieuses y ont une présence active. Citons a titre d’exemple le site-web du Conseil Superieur Maronite du Canada.
Citons aussi l’exemple de sites d’associations comme Hayat Canada, un portail d'informations qui cible principalement la communauté arabe et musulmane du Canada, dont celle libanaise. Une section sur l’Islam et le Coran permet aux internautes d’avoir acces a des informations de base sur la religion, les principales croyances et les pratiques. On y a acces également a des chaines télévisées islamiques en plusieurs langues, des radios, des livres etc.
En ce sens, nous ne pouvons parler d’une disqualification des dispositifs de la validation institutionnelle du croire, mais d’une diversification et d’une démocratisation de la validité des croyances et des mémoires. Les institutions sont présentes sur le net, mais elles ne sont pas seules ni ne monopolisent l’espace. Nombreux sont les individus lesquels dans l’échange mutuel trouvent les moyens de valider leurs croyances. Certains tombent dans la prétention à dire le « croire vrai », à disposer de références solides, définitives et non-discutables. D’autres affirment détenir des vérités partielles et changeantes, ouvertes aux autres vérités. Dans les deux cas, on se passe de la légitimation de l'institution traditionnelle.
4- Perspectives d’avenir:
La question de la durabilité de tels modes alternatifs est actuellement débattue. Toutefois, la performance et l’impact de ces modes ne peuvent êtres mesurés à court-terme. Aussi, l’absence ou la rareté d’études scientifiques rend tout jugement à son encontre hasardeux et réducteur. Ces études devraient analyser comment les subjectivités associées aux pratiques singulières du réseau Internet s’entrelacent avec les micro-mondes hérités ; entrelacements qui suscitent résistances et engouements, et « modifient les modes d’association et les manières dont se tissent les liens socio-culturels en même temps que ces derniers transforment cette appréhension toujours locale et singulière du nouvel espace numérique ». Ces études devraient également analyser les diverses manières d’appropriation et de ré-appropriation du réseau Internet par de jeunes Libanais et libano-canadiens en considérant les difficultés qui émergent dont la censure opérée par les gouvernements. En effet, le réseau constitue un danger potentiel pour les gouvernants parce qu’il peut représenter un moyen d’action politique pour les internautes. Donc, la question d’Internet et des réseaux ouverts tel celui de la blogosphère est une question qui engage la réflexion sur la pensée, le savoir, la mémoire et les transformations inattendues qui dépassent les frontières des normativités de fait imposées par les gouvernements.
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Remarque: selon Statistiques Canada (2001), relativement peu de gens d’origine libanaise déclarent n’avoir aucune affiliation religieuse. En 2001, 6 % de la population libanaise seulement faisaient cette déclaration, comparativement à 17 % dans l’ensemble de la population.