Dr. Pamela Chrabieh |
Les
tenants de systèmes « laïcs » au Liban, nombreux avant 1975, mais
n’ayant pas complètement disparu depuis, considèrent les composantes sociétales
telles la tribu et la confession comme obstacles au développement, à la
modernité, à la démocratie, à l’État de droit. Il ne s’agit pas uniquement des
marxistes et des pro-communistes, mais également de penseurs dits
« libéraux », influencés par la Révolution française, la Troisième
République, Max Weber et la question de la « rationnalisation des sociétés
traditionnelles », Auguste Comte, Émile Durkheim…, et de « nouveaux
partis et groupes de gauche, alternatifs ou indépendants » qui
adoptent d’autres formes et lieux de production et de promotion, des modes
inédits de participation à la vie politique, regroupant notamment de jeunes
universitaires, journalistes, intellectuels-lles, activistes, artistes,
blogueurs-ses, etc.
Pour
les partisans de systèmes « laïcs », la structuration communautaire
de la société libanaise et de l’État est archaïque, vestige des époques
ottomane et mandataire. Certains prônent donc la séparation nette entre
politique et religion, une laïcité "à la française". D’autres
appellent à l’implantation d’une gestion socio-politique "à
l’américaine", avec un président élu au suffrage universel, un
Sénat composé d’un nombre fixe de députés pour chacune des régions du pays où
les équilibres communautaires seraient respectés et qui tiendrait compte de la
répartition démographique traditionnelle entre les communautés dans chaque
région; une Chambre des députés sans répartition communautaire des sièges; une
Cour constitutionnelle composée de juristes les plus intègres de chacune des
grandes communautés; enfin une armée et une administration d’où seraient exclus
tout quota et toute répartition communautaire des hautes fonctions. Pour ces
tenants, il s’agit donc d’un système politique décentralisé, « avec un jeu
démocratique pouvant se dérouler librement, dans le cadre de systèmes
électoraux assurant une représentativité proportionnelle des sensibilités
politiques, que les sensibilités soient de type communautaire ou
laïque ». En ce sens, la laïcité serait « l’absence
d’instrumentalisation de la religion à des fins politiques ».
La
récente polémique concernant le mariage civil au Liban pose non seulement les
questions suivantes à élucider: "pour ou contre le mariage civil au
Liban?", "mariage civil obligatoire ou facultatif?", etc. Elle
devrait nous inciter, Libanais et Libanaises, à soulever
les problèmes épistémologiques en histoire et en analyse socio-politique
de notre pays. En effet, l'absence de rigueur intellectuelle se traduit par
l’abus de concepts et de notions identitaires exclusivistes, stimulé par une
conjoncture favorable, appauvrissant dangereusement l’univers culturel des
Libanais qui bascule dans l’identitaire exclusif et hégémonique de
type confessionnel confessant. L'analyse historique et-ou
socio-politique devient dans ce cas une œuvre de combat, tantôt en adoptant une
grille de lecture forgée par le néo-orientalisme occidental, et d’autres fois,
celle clamée par différents groupes fondamentalistes; ces lectures considèrent
par exemple que l’identité collective de la société libanaise est et restera
dans l’état d’involution qui est le sien, et que les idéologies de type
confessionnel continueront de dominer la production et la consommation
d’idéologie.
Afin
de sortir du cercle vicieux identitaire qui accrédite ces thèses
absolutistes et simplistes, il est nécessaire de dégager un langage historique
et socio-politique cohérent. La cohérence n'implique pas nécessairement le
développement d'un langage, d'une praxis et d'une mentalité strictement
'profanes' mais de trouver une voie médiane, médiatrice, entre la diversité des
discours et identités présents au Liban, et de concilier entre
libertés individuelles et appartenances communautaires. A mon avis,
cette conciliation est possible dans le cadre d’une gestion des diversités
regroupant deux cadres d’organisation qui se basent sur une conception de
l’humain ne pouvant se reconnaître qu’à travers une multiplicité de
variantes: le premier doit donner au citoyen - quelles que soient ses
appartenances - la possibilité de l’action individuelle directe et faire de lui
un partenaire du pouvoir, et il devrait par exemple lui permettre d’adhérer à
une législation civile unificatrice du statut personnel. Le deuxième doit
permettre aux différentes communautés de sauvegarder l’entente et l’harmonie du
tissu social et l’unité du pays et de la société - l’objectif n’étant pas de
supprimer par exemple les tribunaux religieux, mais d’ouvrir la possibilité de
l’implantation de tribunaux civils.
L’objectif
n’est donc pas d’évoquer le danger du confessionnalisme pour prêcher les vertus
de l’individualisme, ni les effets néfastes de ce dernier donnant lieu à la
survalorisation des identités collectives confessionnelles. Il ne s’agit pas
d’opposer le souci de réalisation de soi et de l’humanité à l’engagement
religieux; au contraire, les deux sont complémentaires et vont dans un même
sens: faire le bien, améliorer sa vie et celle des autres, et libérer les
hommes de ce qui les aliène. On combine donc deux principes qui doivent être
également protégés: l’autonomie individuelle - et non l’atomisation de
l’individu qui se traduit par une absence de mise à distance de soi par rapport
aux autres et au monde, voire par une absence d’esprit critique - et la ‘sphère
collective’ - religieuse officielle, religieuse non officielle et non
religieuse. Ainsi,
il ne s’agit pas de privilégier le développement de l’individu privé au
détriment du citoyen. Mais sans la liberté individuelle ou l'autonomie, l’idée
de citoyen ne peut être conçue.
Dans
cette perspective, une relecture du concept d’al-umma s’avère aussi
importante, surtout si l’on considère qu’il en existe une diversité d’emplois
et de sens. Ainsi, outre la définition dominante qui la qualifie d’un groupe
d’hommes et de femmes qui se lient et s’accordent par le choix d’une religion,
de l’unité de la foi, et se traduit dans les faits par une unité
socio-politique - l’identité islamique est l’axe fondamental autour duquel se
constitue le groupe -, une autre ne la lie pas à la religion: par exemple,
selon Fârâbi, elle est un « groupement d’hommes dans un territoire
déterminé ». Il s’agit donc d’une forme de sécularisation d’al-umma,
d’une vision que l’on pourrait qualifier de pragmatique, où l’on s’accorde par
exemple sur les critères suivants: intérêt commun, crainte, affinité, contrat,
similitude de qualités naturelles, communauté de langue…
Cette
relecture du concept de la communauté démontre qu’il est possible aux
théologies islamiques au Liban - et chrétiennes en l’occurrence - de concilier
une vision théologique de l’homme-sujet d’Allah et une vision
juridico-politique octroyant à l’homme la responsabilité de ses choix et ses
actes. De la sorte, se dessinerait du moins une possibilité de dépasser la définition
de la religion réduite à une dimension confessionnelle. Les
libanais auraient donc la possibilité de s’insérer pleinement - ou de choisir
le degré d’insertion le cas échéant - dans une communauté et de remettre en
cause sa structure normative et institutionnelle, et de jouir des mêmes droits
et responsabilités: droit à la différence, c’est-à-dire à s’unir aux autres
grâce à ce qui sépare aussi, et droit à l’égalité, c’est-à-dire à s’accepter
mutuellement sans être différenciés dans la lutte contre l’injustice.
L’identité
libanaise devrait être une identité non compartimentée, non exclusive, ouverte;
une identité qui se construit à travers des tissages et retissages de
divers « moi » et « autre », au carrefour de plusieurs
appartenances qui s’enrichissent mutuellement; carrefour dont l’appartenance
confessionnelle ne saurait prétendre sortir intacte. En ce sens, il n’en tient
qu’aux instances religieuses d’entrer dans ce jeu à plusieurs ou de s’enfermer
dans un isolement sclérosé, sclérosant…
Penser
une nouvelle gestion socio-politique au Liban implique que l’on tienne compte
du fait que les libanais ne peuvent rester sur un curriculum confessionnaliste,
ni basé sur une seule religion, ni sans aucune référence
religieuse. Une gestion médiatrice ou celle de la laïcité 'ouverte', serait de
prolonger l’itinéraire humain à voies [voix] multiples, de trouver une
voie médiatrice entre le confessionnel et l’a-confessionnel, une voie
rejoignant en quelque sorte deux visions soi-disant irréconciliables, en tenant
compte du flou de leurs frontières, de leurs zones grises, de grilles plus
complexifiées, des silences (impensés, impensables, non-dits), de cet autre encore
à advenir et qui nous échappe…
Dre
Pamela Chrabieh (Chercheure, CRCIPG, Université de Montréal ; Professeure,
FPT-USEK).
Merveilleux écrit, Pamela, merci infiniment de cette lumière ô combien nécessaire, et ce au-delà du cas libanais... (petite question : est-il possible une vraie spiritualité sans concevoir l'Autre, sans accepter l'Autre, sans accueillir l'Autre ?)
ReplyDeleteFélicitations Dr. Chrabieh. Ecriture passionnante et contenu encore plus.
ReplyDeleteGrand merci!
ReplyDeleteLa conception et l'accueil de l'Autre sont indispensables pour un dialogue inter-humain et un dialogue de l'humain avec la transcendance...