Wednesday, May 27, 2015

Semences de changement (Mémoires de guerre et Arts au Liban)

Mon article publié dans l'Orient-le-Jour, 28 Mai 2015 (Beyrouth)

La guerre n'est pas terminée au Liban. Elle est continue, un cercle vicieux alimenté par deux dynamiques interdépendantes, physique et psychologique. Face à cette situation qui enlise depuis des décennies la plupart des Libanais(es) dans des sables mouvants, face à l'absence de mémoire nationale et donc d'histoire et d'identité communes, face à une amnésie étatique coexistant avec une hypermnésie sectaire/politique, face aux tentatives d'occultation officielle du conflit (loi d'amnistie 1991) confrontées à la permanence de mémoires vivantes qui informent les pratiques sociales et renforcent les différenciations communautaires, les réactions sont contradictoires : certains(es) choisissent d'oublier, de tourner la page (tabula rasa), qu'ils(elles) soient encore au Liban ou ailleurs. D'autres appliquent la politique de l'autruche ou celle du déni, le mafichi-sme. D'autres encore perpétuent les dynamiques de violence dans le privé et le public, l'ayant intériorisée, sans avoir pu ni voulu la transcender. Ces individus et groupes entretiennent une pluralité de mémoires utilisées à des fins politiques ou idéologiques pour défendre leurs intérêts antagonistes ou affirmer leurs identités exclusivistes et ségrégationnistes – des mémoires au contenu différent, mais dont le parcours est semblable : réappropriation de mythes d'origine, victimologie, culte des martyrs, etc.

Enfin, il y a ceux et celles, à titre individuel ou rassemblés(ées) au sein d'ONG, vivant au Liban ou en diaspora, qui œuvrent à briser ce cercle vicieux de la guerre à travers leur expression et production de narrations commémoratives ou d'œuvres mémorielles, et contribuent de ce fait à la construction de la paix : les artistes, les architectes, les romanciers(ères), les poètes-poétesses, les producteurs/réalisateurs/cinéastes, les musiciens(nes) et les chanteurs(ses), les photographes, les activistes en ligne et sur le terrain « offline »... 

La mémoire de la guerre est en effet au cœur de la production artistique libanaise depuis les années 90 du siècle dernier – une production d'ailleurs extrêmement diversifiée, une nébuleuse en quelque sorte, que l'on retrouve souvent dans le cadre d'expositions, de festivals et de forums, avec l'association Ashkal Alwan qui a fait office de précurseur entre 1995 et 2000, suscitant un questionnement renouvelé sur la notion d'espace public et la dimension politique d'une prise de parole artistique publique. Certains(es) de ces artistes jouissent aujourd'hui d'une visibilité accrue au niveau international, tels(les) ceux et celles relevant du cinéma libanais : Ziad Doueiri, Jean Chamoun, Philippe Aractinji, Khalil Joreige et Joanna Hadjithomas, Jean-Claude Codsi, Danielle Arbid, Dima el-Horr, Samir Habchi, Michel Kamoun, Nadine Labaki, etc. Ou encore du théâtre comme Wajdi Mouawad, Siham Naser, Rabih Mroueh et Isam Bukhalid ; des arts plastiques avec Ayman Baalbacki, Rudy Rahmé, Jean-Marc Nahas, Hala el-Kaoussi et Rita Adaïmi ; de la photographie documentaire avec Nada Raphaël, Rania Matar et Randa Mirza ; de la musique avec Ashekman, Scrambled Eggs, The New Government, RGB et Lumi ; de l'architecture avec Bernard Khoury et sa conception du B018 en tant que commémoration du massacre de Maslakh-Karantina, et Samer Eid avec son projet Mor-Tuary appelant au vivre-ensemble, s'opposant clairement à la destruction de la mémoire via l'architecture mémoricide et à la prolifération de mémoires exclusivistes et conflictuelles à travers la construction de monuments de la haine, de rejet de l'autre.

En dépit de leur diversité de visions et de techniques, les artistes faiseurs(ses) de mémoire au Liban partagent quelques traits communs : ils/elles font la lumière sur la guerre et ses déboires, et surtout sur les traumatismes, les souffrances des populations civiles, des individus. Ils/elles contribuent à l'archivage et à l'écriture de l'histoire, en particulier des histoires des marginaux, des victimes, des minoritaires et minorisés, etc. bref de ceux et celles que l'historiographie traditionnelle exclut. Ils/elles défient toute volonté d'homogénéisation des représentations du passé et de la construction du savoir sur le présent et l'avenir, et se jouent de toute tentative de mise en récit par les groupes dominants. Ils/elles accordent de l'importance au récit de l'événement traumatique au sein d'un processus thérapeutique tant individuel que collectif, et au travail de deuil comme acte refondateur et transformation, pour que nous puissions, en tant que citoyens et nation, dire les blessures, leur attribuer un sens, vivre avec, y survivre et les gérer d'une manière positive. En ce sens, la culture de la vendetta est remplacée par un processus réparateur, dialogal, convivial avec pour buts la restauration de la dignité humaine, et la paix en soi et avec les autres. Ils/elles chantent le Liban avec ses dilemmes, ses souffrances et sa beauté, son manque et son peuple ; un Liban qui semble a priori perdu, sombrant dans l'aliénation, mais qui porte à mon avis les semences du changement à travers la création et la prolifération de paroles, actions, lieux/espaces alternatifs, qui reconnaissent l'identité et l'histoire du Liban non comme une page blanche, ni une page écrite à 100 %, mais partiellement et appelant à la poursuite de l'écriture – la réécriture.


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