C’est ce que je retiens de quelques séjours étalés sur une période de près de trois ans au monastère Mar Moussa Al Habashi ou Moïse l’Ethiopien, surplombant une vallée près de la ville de Nebek en Syrie située à 80 kilomètres au nord de Damas et hébergeant une communauté mixte de moines et de moniales. Déjà de par son emplacement géographique et son histoire à la croisée de plusieurs civilisations et religions, une atmosphère accueillante de l’altérité imprègne tant les pierres de cet édifice et les fresques de son église que ses occupants et les visiteurs qui s’y rendent ou plutôt, les pèlerins de toutes confessions et de toutes provenances en quête d’un havre de paix et d’hospitalité. Quoi de plus merveilleux que d’y découvrir par exemple des inscriptions en arabe faisant état de la date d’édification de l’église: 450 Hégire et 1058 ap. J.C., avec la citation suivante: «Au nom d’Allah le Miséricordieux, le Compassionné.» Et cela datant d’une époque proche de celle de la première Croisade…
Les formes de méditation, de prière, de musique et de gestuelle sacrées pratiquées par la communauté de Mar Moussa appartiennent à une tradition mystique chrétienne orientale syriaque qui peut être rapprochée des traditions soufies et même des pratiques de prière de musulmans sunnites et chiites. Soit par la posture accroupie sur un tapis en signe de soumission à la volonté divine ou debout avec les mains tournées vers le ciel en signe d’invocation; soit par le choix du moyen de concentration tel la lecture d’un verset ou d’un texte biblique, ou par la répétition du nom de Dieu, Allah, Aloho. Ou encore par les paroles dont les intonations tantôt en syriaque, tantôt en arabe, évoquent la parenté des langues sémitiques, ou par la familiarité des mots et de leur sens au-delà des différences; par la mélodie, le rythme et les gestes, qui se conjuguent en une harmonie alternant entre la célébration de la puissance et de la compassion d’Allah et l’imploration et les remerciements de ses créatures; et même par le sens de l’apparent et du caché, par le goût pour l’ineffable et l’invisible, l’anéantissement, l’abandon, la recherche de la vérité qui devient affaire de patience et de déchiffrage, du «tout» qui «parle», par ces nuits passées à accompagner les étoiles dans leur méditation pour découvrir les secrets du monde, ou par ces journées où nous apprenions à respecter les merveilles de la nature, de la faune et de la flore, sans lesquelles nous dirions comme Abou-l-ala al-Maari que «notre monde est une folie». Nous apprenions donc à saisir des concepts et des valeurs et à en goûter la saveur, par un comportement adéquat face aux multiples situations de notre vie, dans une recherche permanente de l’attitude juste, du «juste milieu», en faisant l’expérience de l’amour de Dieu et de la beauté que l’on découvre en soi-même dans la contemplation intérieure, en sondant le tréfonds de notre être, notre cœur spirituel, ainsi que dans l’entraide et l’expérience du partage…
Je découvrais des similitudes significatives mais je ne savais dire à priori qui avait été influencé par qui, compte tenu du contexte de dialogue et de pluralisme qui a existé à travers les époques au sein des sociétés proche-orientales et plus généralement, autour de la Méditerranée, et qui existe encore aujourd’hui. D’ailleurs, pourrait-on en rendre compte? Et est-ce si important? Pour ma part, je n’y ai pas perçu une logique d’influences réciproques, dans le sens de modifier intentionnellement des attitudes pour en adopter d’autres par une démarche de persuasion ou de manupulation; j’ai plutôt saisi un long processus d’interpénétration de croyances, de pratiques et de rituels. Ainsi l’interpénétration n’implique ni prosélytisme ni confusion mais simplement l’absence d’homogénéité, d’univocité et d’hégémonie de certaines façons de penser et de faire. Elle n’implique pas que l’on tombe dans le sporadique, l’éclatement, le fragmentaire; il s’agit plutôt d’un incessant effort pour dépasser la simple tolérance à travers laquelle on «supporte autrui» par obligation tout en se tenant à distance, ainsi que pour mettre en jeu l’unité dans la diversité en toute liberté.
La fécondation mutuelle issue de l’interpénétration ne signifie pas ce que Daryush Shayegan nomme «une hybridation de la pire espèce», ni «un bricolage ludique», c’est-à-dire un choix de différents éléments épars pour embellir «le manteau bariolé d’Arlequin ou pour créer un kaléidoscope aux multiples paysages», ni un bricolage idéologique qui «s’évertue à construire, grâce aux amalgames, les cocktails les plus explosifs[2]». L’interpénétration produit des discours et des pratiques dont les repères, les acteurs et les registres de connaissances de diversifient, se croisent et se déplacent, en un mouvement de «dépaysement». Ceux-ci ne se fondent pas totalement les uns dans les autres, ils gardent des caractéristiques propres à chacun d’entre eux, tout en en possédant d’autres en commun et d’autres encore qui se transforment en un parcours polymorphe, migratoire, articulant origines et affiliations plurielles. L’interpénétration peut donc être décrite en termes de syncrétisme, dans le sens d’une dynamique de combinaisons d’éléments religieux et de parcours spirituels.
Malheureusement, on qualifie souvent le syncrétisme de manière négative, puisqu’il serait l’ennemi de l’intégrité de l’identité, un mélange de doctrines et de traditions impliquant, selon la version populaire, que toutes les religions se valent et, selon la version utilitaire, que toutes les religions répondent aux mêmes besoins. Or, au sens premier, le syncrétisme était une «union de Crétois», c’est-à-dire une alliance de deux cités de l’île de Crète contre un ennemi commun; en prouvant que l’union fait la force, celles-ci mettaient de côté leurs différents économiques et idéologiques sans pour autant les nier. Selon Ysé Tardan-Masquelier, chargée de cours en histoire comparée des religions à la Sorbonne, le premier usage du mot syncrétisme dans nos langues modernes «est lié au souci de pacifier les conflits entre chrétiens. C’est le nom que l’on donne au 17e siècle pour désigner les confrontations publiques entre théologiens catholiques et protestants». Il s’agissait donc d’une démarche volontaire menée par des savants qui «n’entendaient pas créer une nouvelle religion, mais s’ouvrir au dialogue pour restaurer l’unité[3]».
Que ce soit au sens d’actions concertées ou non, ayant pour objectif de s’unir ou d’effectuer des adaptations — dans le but de faciliter l’essor et la pérennité de religions et de spiritualités, surtout lorsqu’elles se butent à l’attachement aux traditions locales —, ou encore au sens du simple fait de se retrouver et de vivre ensemble, les exemples de syncrétismes s’avèrent donc être multiples à travers l’histoire, en dépit des frontières doctrinales. Le christianisme est lui-même le fruit de l’histoire sainte du judaïsme, de la philosophie grecque, et de toutes sortes de cultures et de spiritualités issues des sociétés proche-orientales et du bassin méditerranéen au cours des premiers siècles de son expansion, puis intégrant de plus en plus de doctrines et de pratiques au fil des siècles là où il s’implantait. Il suffit de renvoyer à l’iconographie où les représentations d’Isis portant Horus sur ses genoux s’apparentent à celles de la Mère de Dieu portant l’enfant Jésus, ou aux images semblables d’Orphée et du Christ, du thème de la descente aux enfers etc.; ainsi que de penser aux communautés qui marient les sources africaines, les croyances catholiques et les chamanismes indigènes aux Caraïbes et en Amérique du Sud; ou encore à certaines communautés musulmanes en Afrique qui véhiculent des pratiques animistes et dont les marabouts se font sorciers en alliant le Coran et les gris-gris. Toutefois, comme le terme de syncrétisme est trop chargé d’ambiguïtés, tout comme celui de métissage qui présuppose la mise en contact parfois brutale de deux ou plusieurs identités déjà constituées, souvent «pures» de toute histoire commune comme lors de la conquête du Nouveau Monde, j’adopte celui d’interpénétration et je pense que toute religion et toute spiritualité sont le résultat de l’interpénétration d’une diversité de composantes et arrivent à se maintenir et à évoluer à cause d’elle, reflétant en quelque sorte la culture humaine en elle-même qui est de nature interpénétrative.
Ce que j’expérimentais lors de mes séjours à Nebek m’aida à connaître et à reconnaître au fur et à mesure dans d’autres lieux, une forme d’interpénétration qui dépassait le simple stade du folklore, du vestimentaire, des tapis jonchant le sol de l’église et de l’emploi fréquent de terminologies apparentées à celles de l’islam; une interpénétration naturelle qui se traduit plutôt par une double appartenance à deux univers aux contours imprécis et loin d’être imperméables l’un à l’autre: l’islam et le christianisme. Tant au Liban qu’en Syrie, je rencontre des personnes qui participent à la fois à la prière du vendredi à la mosquée et à la messe le dimanche; d’autres qui invoquent sainte Rita, sainte Rafqa, saint Charbel, et qui vouent un culte à Marie, quelle que soit leur appartenance — les pèlerinages dans plusieurs couvents et monastères comptaient et comptent encore bien des musulmans pour qui Marie occupe une place privilégiée, elle qui selon le Coran, a été «choisie de préférence à toutes les femmes de l’univers» (3, 42), elle qui est la personnification du Féminin créateur, la gardienne de la mémoire monothéiste, la figure sacrée de la maternité qui donne la vie au-delà de la mort —; le partage de prières et même la formulation de prières communes ne sont pas des pratiques rares; de même en est-il de la participation aux fêtes religieuses des uns et des autres telles Noël et Al Adha. Cette interpénétration se manifeste également par l’attribution de noms musulmans à des enfants chrétiens tels Ali, Hassan et même Mohammad — ou de noms composés comme Ali-Antoine — ou inversement par l’attribution de noms judéo-chrétiens à des enfants musulmans comme Joseph, Georges ou Khodr, Élie, Charbel …
Ce ne sont évidemment que d’infimes exemples parmi tant d’autres, qui montrent que les identités religieuses et spirituelles — dans ce qu’elles charrient comme croyances, symbolismes et pratiques — ne sont pas si fixes et épurées, qu’elles peuvent coexister en paix et en harmonie, et qu’elles s’imprègnent mutuellement — sans que l’on qualifie ces imprégnations de mimétismes — tout en conservant leurs spécificités. Un des pères du monastère de Nebek se considère lui-même comme musulman, «à cause de l’amour de Dieu pour les musulmans et l’islam, dit-il; je suis musulman de par l’Esprit et non de par la lettre». Cela veut dire que les différences n’ont pas à être résorbées, mais il existe un chemin spirituel commun que chrétiens et musulmans peuvent adopter ou qu’ils peuvent édifier, dans un sens que Khalil Gibran avait si bien illustré:
Tu es mon frère et je t’aime. Je t’aime quand tu te prosternes dans ta mosquée, que tu t’agenouilles dans ton église, que tu pries dans ta synagogue. Toi et moi sommes fils de la foi — l’Esprit. Et ceux-là qui comme des têtes sont établies sur ses branches nombreuses, sont comme des doigts de la main d’une divinité qui désigne la perfection de l’Esprit[4].
C’est ce qui m’interpelle encore et que j’ai nommé les «échos monacaux», souffles de la steppe syrienne, transcendant la séparation des cœurs entre religions, spiritualités, cultures et même entre nations, surtout que le Liban était déjà à l’époque sous «tutelle» syrienne.
[2] Daryush Shayegan, «Le choc des civilisations», Esprit, avril 1996, p. 48.
[3] Ysé TARDAN-MASQUELIER, «Mises au point», Le Monde des Religions (mai-juin 2004), pp. 28-29.
[4] Khalil GIBRAN, A Tear and a Smile, cité par Suheil BUSHRUI, Un trésor spirituel, p. 21.
La Communauté monastique orientale de Saint Moïse l'Ethiopien, à Nebek, en Syrie, exprime par une semaine de jeûne et méditation, son engagement avec le peuple arabe agressé.
Nous nous sentons co-responsables et concernés par l'intégrité physique et la dignité de millions d'individus en cette période de guerres dans la région. Notre Communauté tient à rappeler que la plupart du personnel militaire iraquien est à considérer moralement à l'instar des victimes civiles de l'agression annoncée.
Notre vocation première est d'être toujours les témoins d'Allah, Dieu de Réconciliation et de Paix. L'efficacité de la prière reste notre moyen privilégié. Par ce jeûne nous voulons combattre notre propre violence, purifier nos intentions et exprimer le désir de nous rendre présents aux populations angoissées et souffrantes depuis tant de décennies.
La position géographique du Monastère, entre l'Iraq, le Liban et la Terre Sainte, nous laisse rêver d'une solidarité spirituelle efficace en union à l'effort, sur toute la planète, de tant d'hommes et de femmes, toutes croyances confondues, oeuvrant pour la Paix dans la Justice.
La guerre n'est pas aujourd'hui une solution adéquate à la résolution des conflits, tant locaux qu'internationaux. Il est inimaginable d'admettre que la Collectivité Mondiale ne puisse pas se payer les moyens de changer les structures considérées comme terroristes et dictatoriales autrement que par la guerre. Les frais de la guerre sont payés surtout par les innocents et c'est l'espérance de tout le monde qui y meurt.
L'équilibre géopolitique mondial ne peut pas dépendre du monopole stratégique et économique exercé ou poursuivi par un pays au détriment des autres.
Le système démocratique, que chaque peuple souhaite exprimer selon son génie, son histoire et sa culture propres, ne pourrait pas, sans se désavouer, devenir un privilège exclusif ou, pire, un prétexte qui justifierait les piétinements des droits des peuples.
Comment accepter la perspective de consigner les ressources de cette région, entre autres pétrolières, dans les mains de l'Hyper puissance? Et comment se rendre à la perspective de renoncer à la liberté politique et à l'originalité culturelle de notre région? Toute participation internationale vouée à nous aider à sortir des contradictions régionales ne saurait pas faire l'économie des droits humains et nationaux de notre peuple.
Partout dans le monde, combattre les terrorismes ne peut pas se faire en écrasant les populations civiles dans leurs vies, leurs droits et leurs revendications légitimes.
Pareillement, oeuvrer au désarmement (atomique, chimique, biologique et idéologique) ne peut pas se faire légitimement autrement que sous l'autorité de la Collectivité Internationale et par des moyens autres que la mise en danger des personnes innocentes, civiles et militaires.
Il est bien difficile de croire à la sincérité des propos visant la restauration de la démocratie dans la région par ceux-là même qui n'ont pas eut de scrupules à affamer et à emprisonner la majorité du peuple iraquien par l'embargo de 10 ans ceux-là même qui épaulent activement l'agression et l'occupation du territoire arabe de Palestine et qui ont toujours flirté avec les régimes liberticides de leurs partenaires stratégiques et pétroliers.
Par cela, il est difficile de croire à la volonté de servir la libération de tous les peuples de la part d'une administration qui s'est ralliée aux franges les plus violentes et expansionnistes de la société israélienne. Il y a là convergence idéologique sur la base d'un fondamentalisme biblique commun. Cela fait part de la même pathologie culturelle de tous les fondamentalismes et annonce une escalade conflictuelle mondiale suicidaire qui fait de la terreur notre pain quotidien.
En ces jours où millions de musulmans ont rejoint la Mecque, dans les habits purs et blancs du pèlerinage abrahamique, en regardant anxieux vers Jérusalem, ville du co-venant, du rassemblement final face au Jugement Divin, nous nous unissons à eux, debout sur le haut du mont Arafat, pour demander, dans la prière et les larmes, le Pardon qui seul nous ouvre à tous les voies d'une Paix sereine dans la justice.
Nous prions l'Esprit de Paix qui resurgit du fond de tous nos textes sacrés pour qu'il puisse nous conseiller et nous pousser à des pèlerinages de Paix plutôt qu'à des actions de terrorisme et de guerre".