Tuesday, April 12, 2011

Liban, 13 avril 1975: l'importance de la MEMOIRE de la GUERRE

En ce 13 avril 2011, trois émotions me tiraillent: le chagrin, l’indignation et l’espoir face aux souffrances de milliers de Libanais suite à des décennies de guerres multiformes, et en particulier face au décès de Gebran Badine, mon beau-père assassiné le 10 septembre 2004 en Irak. Le chagrin puisque la nouvelle de sa mort atroce provoqua un énorme traumatisme et que son absence laissa un grand vide dans le cœur de ses proches et de ses amis. L’indignation face à l’horreur du crime et à l’inaction des autorités judiciaires : ni la justice Irakienne, ni celle Libanaise ou même Canadienne - Gebran ayant une double nationalité Libano-Canadienne - ne se sont penchées sur ce crime odieux advenu à Bagdad, capitale ensanglantée qui se meurt à grands feux. L’espoir que la vérité éclate au grand jour, que les assassins ne restent pas impunis et que la guérison des cœurs et des mémoires meurtries par la violence des Hommes puisse advenir.

Qui est Gebran ? Vaut-il la peine d’être remémoré? Sa mort, à l’instar de beaucoup d’autres, compte-t-elle dans l’échiquier national, régional et international ? Depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003, les massacres perpétrés quotidiennement dans cette région qui vit se développer les plus anciennes civilisations de l’Histoire, ne sont plus que des événements relégués aux oubliettes, des dommages collatéraux, des concours de circonstances, des accidents faisant partie du lot dit normal de la guerre. En ce sens, la mort de Gebran ferait partie de l’ordre des choses, du cycle de la vie et de la mort. Elle ferait partie des tragédies enfouies dans les méandres de l’Histoire, jugées par des politiciens, des historiens, des institutions médiatiques et des peuples entiers, d’inaptes à porter le qualificatif de mal absolu, d’horreur extrême, et donc inaptes à être même pointées du doigt. Pourtant, toute souffrance, dans l’histoire, mérite d’être entendue. Incontestablement, il n’est pas de monopole de la souffrance.

Que de crimes commis contre l’humanité dans le passé et encore aujourd’hui sont sous-estimés, banalisés, oubliés, en dépit de la convention sur la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par les Nations-Unies en 1948 et de la Convention de Genève stipulant la protection des civils en temps de guerre? Ces nobles principes n’existent pas en pratique, et les civils souffrent en tous lieux : Vietnam, Hiroshima, Liban, Sarajevo, Rwanda, Palestine… Certes, l’on s’attarde parfois aux phénomènes massifs - la destruction de populations civiles ou de non-combattants. Mais si ce n’est pas le nombre de victimes qui pèse sur la balance, serait-ce leur qualité, leur nationalité, leur ethnie, leur religion? Serait-ce une question de jeux de pouvoirs, d’intérêts? D’enjeux économiques, politiques, judiciaires? De purification, d’unification, de sécurisation, de nettoyage? D’implantation d’une quelconque démocratie? De légitime défense ? Le fait d’États faibles ou alors d’États forts? Est-ce une poignée de juristes et d’experts qui sont habilités à nommer des génocides, des politicides ou des démocides, des guerres justes ou injustes, légitimes ou illégitimes, et donc à reconnaître et faire reconnaître aux yeux de tous l’annihilation d’êtres humains?

Le terme « génocide » n’a-t-il pas plusieurs usages et ne peut-il pas être la pièce maîtresse d’une rhétorique agressive contre un adversaire politique? Ne sert-il pas à la fois de bouclier et d’épée? Selon l’historien Steven Katz, le seul génocide ayant été perpétré dans l’Histoire est celui des juifs.[1] Alors que pour le psychologue Israël Charny, tout massacre est un génocide.[2] Les définitions de cette notion sont bien plus nombreuses. Il en est de même pour celles de tragédie, d’holocauste, de meurtre, de crime, de destruction involontaire ou d’intention de détruire, la part du calcul ou le passage à l’acte, la « froide » ou la « chaude » décision de massacre: les avis se partagent. A ce jour, il n’existe aucun modus vivendi sur lequel se baser pour déterminer qui seraient la victime, le bourreau, le calculateur, le procureur, et de surcroît, quelle mémoire faudrait-il sauver des décombres. Cependant, la vision sous-tendant l’écriture de cet ouvrage stipule que toute guerre constitue un génocide, et que tout être humain ayant péri de la folie meurtrière vaut la peine d’être remémoré. De plus, la remémoration dépasse la simple quête de survie laquelle est ballottée entre l’amnésie et l’hypermnésie. Elle constitue une prise de conscience collective qui s’appuie sur le tissu social et donc sur l’implication de tous les acteurs de ce tissu. Elle constitue également un des piliers majeurs de la construction de la paix.

Or, comment penser la paix?

Les définitions de cette conception en philosophie politique sont plurielles : la paix « perpétuelle » qui nie la réalité de la guerre et, par conséquent, ne l’aborde que sous l’angle historique comme un fait passé; la paix comme « absence de guerre »; la paix « intérieure » ou ce que les Anciens avec Sénèque appelaient « la tranquillité et la paix de l’âme »; la paix « obtenue par les armes », octroyée par le vainqueur, imposée par des traités; la paix comme « trêve entre deux combats », silence provisoire des armes; la paix comme « état permanent mettant fin à jamais aux guerres »; la paix comme « illusion »; la paix en tant qu’ « ordre et stabilité », etc. Selon Philippe Delmas, l’ordre et la stabilité constituent « le bornage de l’inacceptable », « une définition des raisons de faire la guerre : souveraineté, frontières, intérêts vitaux ».[3] Toutefois, parler d’ordre renvoie également à des représentations plurielles qui dépendent de chaque puissance, chaque État et chaque communauté à travers lieux et époques.

Penser la paix ne relève pas uniquement d’une question de définition, mais exige aussi de sonder les problématiques du pouvoir, de la volonté et de la responsabilité. Ramsey Clark le souligne bien lorsqu’il traite l’exemple des États-unis qui imposent leur volonté et servent leurs propres intérêts au détriment de l’Irak, de Cuba, de l’Iran, du Soudan, « et de bien d’autres pays, quelles qu’en soient les conséquences pour leurs habitants ».[4] Ainsi, les droits fondamentaux des peuples sont bafoués, y compris le droit « d’être protégé contre toute agression de la part d’une superpuissance ou de ses obligés ». Or, sans un engagement de la part des États-Unis et des autres puissances « pour faire en sorte que leurs gouvernements répondent de leurs actes et cessent de violer ces définitions des droits humains (…), il n’existera aucune protection des plus pauvres et des plus faibles, aucune adéquation entre les paroles des nations riches et puissantes et leurs actes ».[5]

En s’inspirant des lectures de Delmas et de Clark pour penser la paix au Liban, il apparaît que cette dernière ne peut être garantie tant que la souveraineté de l’État s’érode au profit de principes généraux dits collectifs mais créés par les conventions et les politiques de quelques puissances, et qu’elle s’étiole devant l’économie mondiale, la force du marché qui ignore les limites étatiques et le Droit international. En outre, elle ne peut advenir sans un système socio-politique qui pourrait faire face aux fluctuations géopolitiques régionales et internationales, qui dépasserait les logiques d’exclusion minant les quelques acquis de liberté et d’indépendance, qui réviserait les distorsions de l’histoire nationale ou le passé épuré transmis aux jeunes générations, qui ne se fonderait pas sur des intérêts particuliers, et qui assurerait la construction-reconstruction d’un vivre ensemble, voire une communauté de destin basée sur un sens, des valeurs et des biens communs.

Penser la paix au Liban en ces termes n’implique pas de verser dans le réservoir des utopies, des illusions et des chimères, mais de témoigner d’une réalité beaucoup plus complexe qu’elle n’apparaît à première vue et aussi, d’opter pour la voie des optimistes. D’ailleurs, l’avenir ne constitue-t-il pas le choix de ces derniers ? Pourquoi croire en la conception de la guerre en tant qu’ultime vocation des êtres humains en société ? Pourquoi répondre à la violence par la violence, au crime par le crime et ainsi, cautionner les massacres commis par les faiseurs de guerre? Pourquoi ne pas adopter la paix comme vocation première ?



[1] Steven KATZ. The Holocaust in Historical Context, vol. 1, Oxford University Press, New York, 1994.

[2] George ANDREOPOULOS (ed.). Genocide: The Conceptual and Historical Dimensions, University of Pennsylvania Press, 1994.

[3] Philippe DELMAS. Le bel avenir de la guerre, Gallimard, Paris, 1995, p.3.

[4] Noam CHOMSKY, Ramsey CLARK, Edward SAID. La loi du plus fort. Mise au pas des États voyous, Le Serpent à Plumes, Paris, 2002, p.109.

[5] Ramsey CLARK. Op.cit., p.110-111.

4 comments:

frenchy said...

Le chagrin ... l'indignation ... et non l'espoir mais le dégout de mon côté.

On ne connaitra jamais la Paix, on est fier de tueurs, on les encense dans ce Pays et ailleurs chez nous voisins et on oublie d'honorer tous ceux qui eux se sont sacrifiés - à tord ou à raison - pour leurs pays. Je pense aux volontaires de la Croix Rouge, aux chirurgiens, aux bons samaritains qui se déplaçaient pour secourir sous les bombes de la guerre civile et non pour tuer comme d'autres. Ceux là n'ont jamais reçu de médailles, ils n'en n'ont jamais demandé d'ailleurs, ils n'ont jamais reçu de reconnaissance de la Nation, elle était trop occupée à amnistier des criminels, ils n'ont jamais reçu de la sympathie des autres quand ils ne sont pas morts dans leurs exploits quotidiens.

On n'aura donc jamais de Paix, parce qu'on donne trop d'importance aux criminels et pas assez aux bons samaritains. Une nation et la Paix ne peuvent se construire avec la fierté transmise aux nouvelles générations vis à vis de criminels mais vis à vis d'idéaux de bonté et de gratitude. Nous ne sommes pas dans ce cas précis pour obtenir une Paix, fut-elle interne ou régionale.

Dr. Pamela Chrabieh said...

je comprends ton pessimisme Francois et je partage avec toi ton indignation, mais je garde quand meme l'espoir. sans l'espoir et les gestes quotidiens pour la paix a titre individuel ou en collectivite, que nous reste-t-il?

Anonymous said...

pour ma part, c'est le pessimisme tout court. et je ne crois pas qu'un changement drastique adviendra tant les individus sont pris par leur individualisme...

G.

Dr. Pamela Chrabieh said...

Certainement, mais il y a aussi des individus qui oeuvrent pour un meilleur avenir, collectivement. Toutefois, l'absence d'institutions etatiques en bonne et due forme n'arrange en rien la situation actuelle.