« Pourquoi sommes-nous pris dans un cercle vicieux duquel nous n’arrivons pas à nous échapper? Pourquoi la haine, les tensions, la discorde, l’exclusion de tout ce qui est ‘autre’? Qui sont les responsables? Sommes-nous tous responsables? Comment définir ce ‘nous’? Faut-il s’engager pour un meilleur avenir en assumant les déboires du passé, ou faut-il tourner la page? Faut-il oublier ou ne pas oublier? Sommes-nous tous des morts en sursis, vivant dans l’angoisse de la prochaine explosion? Pouvons-nous croire à l’émergence d’une aube lumineuse ou du moins, à la mise en place d’un processus réformateur? Quelles seraient les stratégies à adopter? Quels seraient les chantiers à entreprendre? Quelles seraient les forces de changement capables de mettre en route ce processus? »
Telles sont les questions que bien des libanais ont tenté de différer mais auxquelles ils ne peuvent plus échapper. Questions tournant autour de la guerre et de la paix, de la mémoire et de l’identité, qui résument la souffrance et le drame de bien de personnes ballottées entre l’amnésie et l’hypermnésie, et à la base de la rédaction de cet ouvrage. Ce sont ces mêmes questions, doublées d’un vécu de rencontres de diversités, de la découverte de leurs richesses et de la convivialité, qui poussent à l’engagement à plusieurs niveaux, en combinant la théorie et la pratique, la réflexion et l’action. L’auteure de cet ouvrage se situe en quelque sorte dans un mouvement plus large qu’on nomme communément celui des intellectuels engagés, tels Pierre Bourdieu, Edward Saïd, Samir Kassir, et bien d’autres encore qui analysent une société pour lui donner des outils lui permettant de se transformer, tout en osant agir sur le terrain.
La remémoration critique est d’autant plus cruciale que le contexte géopolitique actuel des sociétés proche-orientales, et en l’occurrence celui du Liban, augure l’avènement d’une nouvelle ère, de nouvelles règles de jeu, d’une restructuration des acteurs, de ruptures inexplicables et d’alliances aléatoires, qui portent autant d’espoirs que de problématiques à dénouer, parmi lesquelles: le retrait de l’armée syrienne du Liban au printemps 2005 et ses conséquences, le débat houleux sur la résolution 1559 de l’ONU visant à mettre fin à cette occupation, la problématique du désarmement des milices, le conflit israélo-palestinien et la question des réfugiés palestiniens au Liban, la guerre en Irak et ses répercussions sur la société libanaise, l’impasse économique, l’émigration continue des jeunes, et la crise de la gestion des diversités.
L’auteure entend par ‘gestion des diversités’ l’ensemble des structures gouvernementales, des modes de gouvernance politique et des stratégies adoptées pour assurer une cohésion sociale entre des diversités. Cette gestion qu’on nomme le « confessionnalisme » depuis la première moitié du 20e siècle au Liban, a une longue histoire qui est celle de diverses interprétations des relations entre société, politique et religion, avec leurs processus de transfert, d’instrumentalisation réciproque, de croisement et d’interpénétration. Elle est souvent décrite en deux dimensions, politique et personnelle : la première implique que les emplois politiques et administratifs sont répartis entre dix-huit confessions religieuses dites « historiques », en majorité chrétiennes et musulmanes, selon des quotas spécifiques; la deuxième signifie que tout ce qui touche au statut personnel des libanais relève de lois établies par ces confessions.
En dépit des quelques aspects positifs de cette gestion telle la reconnaissance d’une diversité religieuse que l’on ne trouve pas ailleurs dans les sociétés proche-orientales - le confessionnalisme permettant aux communautés d’avoir leur existence politique et sociale, chose impossible dans les pays avoisinants soit au nom du totalitarisme du panarabisme ou de celui de la religion -, celle-ci est en crise depuis plusieurs décennies. Deux traits essentiels caractérisent cette crise : le premier concerne l’existence de failles dans l’application du système institutionnel libanais sur le terrain ou la mauvaise gouvernance - clientélisme communautaire vis-à-vis de puissances régionales et internationales; corruption de l’administration étatique, etc.-; le deuxième fait état de failles dans la structure de cette gestion - institutionnalisation et autonomie excessives des communautés religieuses; paralysie du fonctionnement de la démocratie; persistance du référent communautaire religieux comme facteur identitaire exclusif et comme seul ancrage socio-politique, etc. Ce que l’on retient également est que la situation de crise de la gestion des diversités qui marque le Liban depuis des décennies est caractérisée notamment par un renforcement progressif du confessionnalisme à tous les niveaux, qui va perdurer en dépit de la signature des accords de Taëf en 1989 stipulant son abolition, de l’arrêt des combats à Beyrouth au début des années 90, de la reformulation de la Constitution Libanaise, de la réouverture des frontières internes et de l’appel à l’unité nationale au-delà des dissensions confessionnelles.
En effet, depuis 1990, hormis la suppression de la mention de l’appartenance communautaire sur les documents d’identité, le dossier de l’abolition du confessionnalisme politique ou du communautarisme n’a pas progressé - on parle même de triomphe du discours et de la pratique communautaires dans le Liban de « l’après-guerre » -, alors que le confessionnalisme personnel est toujours de vigueur et même renforcé. Donc, peu de mesures concrètes ont été prises pour la déconfessionnalisation. Toutefois, la culture socio-politique actuelle au Liban n’est pas homogène; plusieurs courants s’y confrontent concernant la gestion des diversités et proposent ainsi une diversité de projets-alternatives de réforme, parmi lesquels : l’Etat mono-religieux, l’Etat bi-religieux, l’Etat laïc, etc.
En étudiant de près ces projets-alternatives, on se rend compte qu’il n’existe pas à ce jour un modus vivendi concernant la question du renouvellement de la gestion des diversités au Liban. Néanmoins, le projet de l’État islamo-chrétien semble à première vue être le mieux adapté à la situation actuelle du Liban, en proposant la voie du dialogue interreligieux comme assise socio-politique et ancrage identitaire. Ce dialogue supplanterait le choc des religions, combattrait l’athéisme et le matérialisme et constituerait le prisme de lecture de l’histoire du Liban par excellence. Toutefois, des travaux de terrain entrepris par l’auteure contribuèrent à souligner les limites de ce qui est devenu le paradigme du dialogue islamo-chrétien en contexte libanais; ils contribuèrent également à penser la sortie du confessionnalisme non seulement en dépassant les limites de sa structure et de ses modalités d’application, mais aussi celles des projets-alternatives tissés autour et à son encontre. Cette sortie est aujourd’hui cruciale vu que le Liban se trouve à la croisée des chemins, plus que jamais attelé à réviser les distorsions de son histoire incarnées par un passé épuré transmis aux jeunes générations, ainsi qu’à définir les composantes et les modalités d’un nouveau projet socio-politique qui raviverait le message de convivialité de ses diversités, de démocratie et de liberté constituant sa raison d’être.
Or, opérer une sortie ne veut pas dire rejeter, mais mettre en jeu la dialectique de la critique et de l’auto-critique, ainsi que la construction d’un pluralisme médiateur se basant sur une pluralité de chantiers de réflexion et d’action, parmi lesquels : la relecture de l’histoire de la guerre et la construction d’une mémoire plurielle et en devenir; l’ouverture du dialogue islamo-chrétien à un plurilogue ou un dialogue pluriel; la définition-redéfinition de l’identité libanaise en vue d’une identité pluraliste; le développement et la promotion d’une éthique de la citoyenneté engagée, ouverte, et qui crée des lieux d’interpénétration entre les diversités. En ce sens, la contribution de cet ouvrage qui entend traiter ces chantiers en particulier, se veut de contribuer à une prise de conscience collective dans un cadre qui nécessite une reconstruction des cœurs et du vivre ensemble.
5 comments:
ALF ALF MABROUK!!!
G.
Merci G. !
Saw it on Facebook too. Hope i will find the book in libraries in Canada.
Shahram
Thanks Shahram. Once it is available on Amazon and other online distributors, I will notify my readers and friends.
The theme is interesting, I will take part in discussion. Together we can come to a right answer. I am assured.
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