Thursday, April 20, 2006

Gestion de la diversité au Liban - Managing diversity in Lebanon



Soutenance de thèse doctorale Pamela Chrabieh
27 Janvier 2006 (Université de Montréal, Québec, CA)

Pour une gestion médiatrice des diversités au Liban. Une théorie du plurilogue, au-delà du confessionnalisme.

Par Pamela Chrabieh
Résumé de la thèse doctorale, publié dans:
Faculté de théologie et de sciences des religions
Association des diplômées et des diplômés en théologie et en sciences des religions de l'Université de Montréal
Bulletin Dans le trafic
Bulletin numéro 24
Printemps 2006

Le Proche-Orient est en proie à des conflits et des échecs de tentatives de démocratisation depuis des décennies. Face à cette situation, les systèmes de gestion des diversités ne sont pas d’un grand secours. C’est le cas du confessionnalisme libanais, basé sur le partage du pouvoir entre dix-huit confessions ou communautés religieuses (chrétiennes et musulmanes en particulier), qui nécessite une réforme de ses modalités saturées par des constructions de savoirs et des pratiques teintées d’essentialismes.
En ce sens, plusieurs projets-alternatives furent avancés dès les années 90 suite à l’arrêt des combats à Beyrouth, tant par des instances religieuses que par des élites politiques, académiques et médiatiques: « démocratie consociative », « État islamique », « système laïc », « État islamo-chrétien », etc. Or, on compte parmi les tenants de ce dernier projet en vogue, des théologiens des dialogues islamo-chrétiens tels Georges Khodr et Mahmoud Ayoub, qui proposent une gestion des diversités davantage spiritualisée et moins corrompue, justement parce que la qualité de l’engagement religieux chrétien et musulman est un critère d’éligibilité à une fonction politique et à un bon fonctionnement de la société.
Le premier objectif de la thèse consiste donc à identifier tant les apports que les limites de ces théologies - et du projet de l’État islamo-chrétien - à la pensée sur le renouvellement de la gestion des diversités au Liban. Le deuxième objectif consiste à proposer des pistes de réflexion et d’action afin de dépasser ces limites et d’assurer une sortie du confessionnalisme qui puisse tenir compte des diverses composantes de la société libanaise (confessionnelles et non confessionnelles, officielles et non officielles, individuelles et collectives…): la redéfinition de concepts devenus inopérants tels qu’employés à ce jour, comme celui de l’identité, qui devrait être reconstruite au sein d’un processus de recherche de l’unité dans la diversité ; la relecture de l’histoire contemporaine du Liban - et surtout l’histoire de la guerre de 1975-2000+ - et ainsi, la construction d’une culture de la mémoire plurielle et en devenir; le développement et la promotion d’une éthique de la citoyenneté engagée, ouverte, et qui crée des ‘lieux’ d’interpénétration entre les diversités.
A cet effet, ma thèse a requis une approche conceptuelle médiatrice, alliant une théorie du plurilogue - pratique politique dynamique et pluridimensionnelle qui permet la création d’espaces de convivialité ne se limitant pas à un dialogue islamo-chrétien exclusiviste - et une méthode d’analyse des discours interpénétrative qui s’inspire de « l’islamologie appliquée » de Mohammad Arkoun - dont la démarche interrogative et la critique constructive opèrent des liens entre divers lieux de construction du savoir sur les rapports religion-politique-société : théologies, sciences des religions, sciences politiques et sociales, témoignages, discours et pratiques d’une pluralité d’acteurs de la société civile et de la diaspora libanaises, etc. Ainsi, j’en ai conclu que la gestion des diversités au Liban devrait dépasser les limites inhérentes au confessionnalisme ainsi que celles des discours tissés autour et à son encontre. Elle deviendrait en ce sens médiatrice entre le confessionnel et l’a-confessionnel, et pourrait de ce fait assurer une convivialité sociopolitique et prolonger l’itinéraire humain à voix/voies multiples.

Thursday, April 13, 2006

Restauration des icônes au Liban


Exposition d'icônes restaurées - Décembre 1998

Souvenirs de notre groupe d'étudiants-es et du P. Antoine Lammens à l'Académie Libanaise des Beaux-Arts de l'Université de Balamand (Liban) 1998-1999 - Exposition d'icônes du Patriarcat d'Antioche des 16e-19e siècles que nous avions restaurées (ALBA, Sin-el-fil, Liban, Décembre 1998).

Pamela Chrabieh (en rouge), P. Antoine Lammens (au centre)

Thursday, April 06, 2006

Identité, fidélité et dialogue interreligieux

À propos de la « fidélité à sa propre identité » comme condition d'une pratique interreligieuse : fidélité oufiltrage ?
par ROUSSEL, JEAN-FRANÇOIS et CHRABIEH, PAMELA

Conférence présentée au 71e Congrès de l'ACFAS
(19-23 mai 2003, Université du Québec à Rimouski, Canada)
Session: C-325 La mondialisation du phénomène religieux (colloque)

Dans son livre Croire et interpréter (2001), C. Geffré reprend à son compte un postulat courant en théologie du dialogue interreligieux : une des conditions de celui-ci serait la fidélité de chaque protagoniste à son identité propre (par ex. Küng, Dupuis). En effet, comment espérer tenir une discussion véritable si le silence est fait sur l'horizon où chacun se situe ? La communication portera sur le problème de ce que recouvre de fait l'identité en question dans le contexte de la pratique interreligieuse. Comment discrimine-t-on les caractéristiques identitaires pertinentes et celles qui ne le sont pas ? Qu'est-ce qui constitue ici une identité religieuse ? En contexte interreligieux, ne serait-elle pas grevée par une séparation entre le religieux et le séculier qui n'a de sens que dans certaines aires religieuses seulement ? De plus, le désir de préciser les identités religieuses ne conduit-il pas à perdre de vue la complexité des références identitaires en toute identité religieuse, et ce, dans l'ensemble des religions ? Enfin, ce même désir ne résulte-t-il pas en un aplanissement du rapport herméneutique aux seules références canoniques et classiques en chaque religion ? Après avoir tracé l'état de la question en théologie du dialogue interreligieux, nous analyserons les effets discursifs des identités religieuses telles que découpées par les a priori occidentaux et « classiques » et nous formulerons des propositions pour une théorisation des subjectivités dans les pratiques interreligieuses.

le 21 mai 2003 à 14 h 30
http://www.acfas.ca/congres/congres71/C2073.HTM
Détails du colloque:

Session: C-325 La mondialisation du phénomène religieux (colloque)
Responsable: Martin GEOFFROY,
Colloque de la Société québécoise pour l'étude de la religion (SQÉR)

Les grandes traditions religieuses se sont répandues dans le monde bien avant l'ère moderne. On peut même affirmer qu'elles ont été les premières bénéficiaires et, plus tard, les premières victimes de l'internationalisation. Aujourd'hui, malgré le déclin de certaines d'entre elles, le phénomène religieux prend de l'expansion partout sur le globe. La religion reste donc un bon indicateur dans l'analyse de la mondialisation culturelle, politique, économique et sociale. Le pluralisme religieux prend de l'expansion grâce à la mise en place de réseaux religieux transnationaux. La consommation de masse de la culture religieuse n'a jamais été aussi populaire en Occident. Le mouvement du nouvel âge profite de cet engouement pour étendre son influence partout dans le monde. Même des minorités religieuses, comme celles issues des radicalismes islamique, catholique et protestant, ont une certaine influence sur les grandes questions planétaires..., surtout quand elles ont recours au terrorisme. Ce colloque multidisciplinaire se propose d'analyser les divers mécanismes de diffusion et de réception, et les stratégies utilisées par les acteurs du religieux dans l'espace mondialisé. Parmi les enjeux centraux de la question de la mondialisation du religieux, on trouve des thèmes tels que la construction ou la défense d'un espace public sacralisé et des traditions dans la diaspora et les zones d'origine, les réactions des sociétés d'accueil, les nouvelles alliances tactiques entre les traditions affrontant les institutions mondiales, etc. Les communications traiteront des diverses facettes de cette problématique.

Théologie et dialogue

Théologies pragmatiques et dialogue interreligieux: une pratique et une discipline de la parole plurielle

par Pamela Chrabieh et Jean-François Roussel

Publié dans Studies in Religion / Sciences Religieuses 34/3–4 2005

Résumé : Cet article examine et critique l’apport des théologiens contemporains Michael Barnes et Joseph DiNoia à la question du dialogue interreligieux. La théologie du dialogue que ces derniers proposent s’appuient sur une analyse pragmatique des caractéristiques discursives et cognitives de la discussion entre représentants de diverses
religions. L’article porte sur les cadres épistémologiques de ces théologies et sur leur portée pour penser la rencontre des religions dans l’espace public des sociétés modernes, plurielles et démocratiques.
Summary: This article critically examines two contemporary theological contributions to the question of interreligious dialogue. The theologies of dialogue of both Michael Barnes and Joseph DiNoia are based on a pragmatics of interreligious discussions. Here, the epistemological frameworks of both theological projects will be discussed as well as their respective impacts on a theory of the presence of religions in the public sphere of modern, pluralist and democratic societies.

Mise en contexte
Dans sa recension d’un ouvrage du théologien britannique Michael Barnes, le regretté J. Dupuis notait que ce dernier démontrait le développement d’une théologie du dialogue comme la prochaine étape en théologie des religions. L’approche de Barnes, en effet, ne se centre pas sur le christianisme en tant que tel, pas plus qu’elle ne concerne l’adaptation des valeurs des autres religions aux valeurs chrétiennes (Dupuis 2002 : 16–17).

Les auteurs remercients le Fonds québécois de recherches sur la société et la culture pour leur soutien financier à la présente recherche.

Publié dans Studies in Religion / Sciences Religieuses 34/3–4 (2005): 375–390
© 2005 Canadian Corporation for Studies in Religion/Corporation Canadienne des Sciences Religieuses

Michael Barnes appartient à un petit groupe de théologiens qui, dans l’ensemble des théologies du dialogue interreligieux, se distingue par sa perspective pragmatique. Les identités confessionnelles et confessantes y sont mises en jeu dans une pratique discursive qui est traitée comme enjeu central. Ainsi, on ne cherche pas tant à élaborer des positions communes qu’à développer une pratique et une discipline de la parole plurielle.
Comme nous comptons le montrer ici, Barnes, ainsi que l’américain Joseph A. DiNoia, s’inscrivent de manières différentes dans ce projet (DiNoia 1992). Pour le premier, il ne s’agit pas de voir comment accommoder le langage dogmatique chrétien à une réalité objective, ni même à un langage
doctrinal autre que chrétien, mais de voir comment la rencontre des discours religieux, quels qu’ils soient, pourrait jouer un rôle constructif dans une société multi-religieuse. Pour le second, la réussite d’un dialogue interreligieux requiert la compréhension et la mise en oeuvre de règles pragmatiques, au sens linguistique du terme. DiNoia examine le dialogue interreligieux dans sa dimension doctrinale, alors que Barnes le fait dans la dimension du « dialogue de la rue », pour utiliser une terminologie bien connue depuis une importante déclaration du Vatican en 1991 (Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux & Congrégation pour l’évangélisation des peuples 1991). De la sorte, le problème qui intéresse la pragmatique du côté de DiNoia est logique, alors qu’il est éthique chez Barnes.
Les problèmes qui intéressent Barnes et DiNoia s’avérant différents, pourquoi analyser ces auteurs dans un même article ? Nous souhaitons le faire parce que, de deux manières, ces deux théologies traitent la différence religieuse non plus par le biais de la vérité religieuse mais plutôt par celui de la structuration des discours interreligieux. D’emblée, nous signalons l’intérêt que ces théologies pourraient revêtir pour la gestion des rapports entre espace civique et communautés confessantes, dans le cadre d’une théorie du dialogue en contexte de sécularisme social. Ce point mérite d’être souligné, mais aussi éclairci. Éclaircissement : non point qu’au sein de l’appareil d’institutions civiques qu’a forgé une société sécularisée telle que le Québec on puisse imaginer l’importation de quelque logique confessante. Même si tel était notre désir— ce qui n’est précisément pas le cas—, on ne défera pas la tapisserie de l’histoire pour la retisser en y ajoutant cette fois quelque motif absent. Il ne s’agit pas d’injecter quelque dimension théologique aux discours civiques mais de tirer parti, en contexte civique, non théologique et encore moins religieux, des éventuelles ressources de théologies dans un but non confessant mais dialogal.
Soulignement : les théologies courantes du dialogue interreligieux et les approches gouvernementales poursuivent des objectifs différents et largement incompatibles. Les premières partent d’une inscription confessante du sujet dans une communauté religieuse. Les secondes partent au contraire d’une neutralité non confessante et de l’inscription des individus dans une société séculière et démocratique. On ne saurait guère fonder sur la littérature du premier groupe une politique de la diversité religieuse; pourtant, les approches gouvernementales peuvent faire face à l’inadéquation d’une approche sociologique à un objet tel que les religions, irréductibles à cette approche en raison de la prétention absolue de leurs prescriptions. Il y aurait place pour une troisième approche, pragmatique, capable de mettre en relation les énoncés avec les positions d’énonciation des sujets et avec les effets discursifs attendus. Une approche qui puisse, entre autres, tenir compte—sous un mode autre que ceux de la parade défensive et de l’objectivation— du caractère irréductiblement confessant des discours religieux (d’où le potentiel intérêt d’une théologie du dialogue). Qu’en est-il des modèles de J. DiNoia et de M. Barnes à ce sujet ?
Autre point commun à DiNoia et Barnes : ils se réclament de la postmodernité. Qu’est-ce à dire, compte tenu des multiples usages de ce terme en philosophie et en sciences humaines ? Arrêtons-nous quelque peu à ce qu’ils entendent par ce concept plurivoque (d’aucuns diraient imprécis). L’exercice aidera à saisir encore mieux le rapprochement que nous effectuons entre nos auteurs. En philosophie, postmoderne peut désigner :
1) tantôt la recherche d’approches des problèmes théoriques, culturels ou politiques qui comportent la renonciation à la logique des grands récits, disqualifiés par les impasses historiques de la modernité (Lyotard) ;
2) tantôt une pensée non fondationnelle, sans référent extra-discursif (Derrida). À partir de Heidegger, on pense le discours comme trace pure d’un signifié déjà évanoui, l’écriture comme « trace » d’un référent qui est lui-même trace d’une autre trace, dans un jeu indéfini de renvois. Conséquemment, on cesse de légitimer le discours par un prétendu fondement dans quelque réel extra-discursif ; on le valide plutôt en rapport
avec « l’économie » de la vérité en tant que communiquée dans le discours ;
3) tantôt l’option pour une logique pragmatique des effets locaux. On ne comprend pas le discours comme le reflet d’un référent universellement valable mais comme une pratique localement située. C’est en ce sens que Deleuze, Foucault et Certeau sont couramment associés au postmodernisme en littérature anglo-saxonne ;
4) tantôt la théorisation d’une identité non essentialiste, conçue comme un processus et un effet (le sujet comme place vide de Foucault) ; approche fréquente en études culturelles (Cultural Studies) et en études des genres (par exemple, Probyn, Braidotti, Butler) ; cette tendance va de pair avec une critique du sujet cartésien, censément générateur d’exclusions et d’une certaine violence envers les sujets localisés et marginalisés dont il ne souffle mot (les sujets femmes en particulier) ;
5) tantôt une pensée de la structure plutôt que de la vérité des discours ou des hybridations qui font jouer autrement les termes des discours (Foucault, Deleuze).

En ce qui concerne les postmodernismes de DiNoia et de Barnes, ils s’avèrent très différents l’un de l’autre. DiNoia est postmoderne aux sens 2) et 5). Il ne présuppose aucun référent extra-langagier, aucune vérité extra-langagière sur laquelle tous pourraient finir par s’entendre (objectif commun des inclusivistes et des pluralistes). Il récuse une « théologie fondationnelle », cartésienne et préoccupée de fonder le discours sur des faits irréfutables (153), entreprise souvent impossible en situation de dialogue interreligieux—sur ce point la critique moderne de la religion renvoie dos-à-dos les doctrinaires de tous les camps.2 DiNoia plaide plutôt pour une théologie attentive à la logique argumentative (153) ; pour l’analyse des fonctions discursives des énoncés plutôt que de leur correspondance à un référent externe (123 ss). Il examine des discours différents sur le plan de leurs argumentations mais non sur celui de leurs métalangages, et il souhaite préciser des règles pragmatiques du dialogue interreligieux, dans l’attention aux « fonctions » des arguments.

Barnes, de son côté, est postmoderne aux sens 3) et 4). Il s’inscrit dans un « postmodernisme » qu’il qualifie d’objection aux canons modernes et universels de la raison. Il critique les « théologies des religions » traditionnelles (exclusivistes, inclusivistes et pluralistes) basées selon lui sur des « idéologies» modernes, et il propose une alternative à partir d’une théorie de l’altérité plutôt que d’une théorie de la religion : à l’encontre de J. Dupuis et de Cl. Geffré par exemple, Barnes est moins intéressé à expliquer le « problème » du pluralisme religieux dans les termes de la doctrine chrétienne qu’à problématiser les effets sociaux de la vérité religieuse. Par delà la différence de ces deux approches « postmodernes », elles poursuivent le commun objectif, pragmatique, de considérer les discours
dans leurs effets et non dans leurs vérités intrinsèques. Cela se fait chez DiNoia par l’examen des logiques argumentatives, chez Barnes par attention aux interactions de l’acte religieux et de la sphère socio-politique dans une pratique à la fois socio-communautaire et interreligieuse. Une de leurs différences tient à ce que Barnes montre un souci socio-politique absent chez DiNoia. Nous nous trouvons néanmoins devant deux entreprises intéressantes pour l’articulation du religieux au socio-politique. En effet, un contrat social laïque invite à considérer les discours confessants sous l’angle de leurs logiques discursives et effets plutôt que de leurs vérités essentielles.

DiNoia et l’analyse des logiques discursives du dialogue interreligieux
La théologie de DiNoia se veut une analyse des logiques argumentatives à l’oeuvre dans les dialogues interreligieux. Selon lui, l’enjeu de ces dialogues n’est pas la vérité ou la fausseté des énoncés émanant des diverses voix en présence, mais bien les fonctions des énoncés et des catégories, ainsi que l’adéquation des catégories de tel protagoniste à celles de son interlocuteur. Une pierre d’achoppement des dialogues interreligieux serait que les objets doctrinaux que l’on discute soient traités dans des logiques argumentatives auxquelles elles se prêteraient mal. Aussi est-il nécessaire, pour que le dialogue suive son cours sans achopper, qu’on prévienne les glissements logiques conduisant à de telles impasses. Citons, en la simplifiant grossièrement, quelques exemples de la méthode proposée par DiNoia pour éviter ces écueils.
1) Le concept de qualification primaire (basic valuation, « m est P ») consiste en un prédicat servant à préciser la doctrine centrale d’une religion. Ainsi, un chrétien pourrait dire que cette doctrine centrale est le dogme trinitaire. Or, une théorie de la religion praticable en dialogue interreligieux devrait permettre, selon DiNoia, le rapprochement des concepts étrangers par des qualifications primaires suffisamment englobantes
pour pouvoir être repris dans l’ensemble des univers doctrinaux en présence, et sans faire d’une qualification un substantif. Or, l’inclusivisme de Rahner et le pluralisme de Hick, sous des dehors universalisants, tombent dans le piège d’une logique foncièrement théiste, chacun à sa manière : le premier en qualifiant le Mystère absolu dans des termes
d’emblée trinitaires, impraticables pour l’ensemble des non-chrétiens ; le second en proposant avec la « Réalité ultime » une qualification primaire théiste, qui compromet toute prise en compte du nirvana en tant que non-réalité. Ainsi, une logique argumentative apparemment ouverte peut s’avérer difficilement praticable pour des bouddhistes, par exemple, et on forcera d’emblée le dialogue à évoluer sur le fond d’une
logique chrétienne.
2) Pour que les partenaires s’entendent, chacun doit définir ses concepts. On peut le faire de manières différentes, en référant à un « state of affairs » ou à des « facts » (DiNoia 1992 : 116), qui prennent appui sur des « expériences ordinaires » pour rendre compte de l’objet religieux, méta-empirique (116–117). DiNoia énumène 3 types d’arguments référentiels: (1) ceux qui sont d’ordre naturel et relevant de l’expérience commune à tous les humains, et qui composent les arguments les plus utilisés (par exemple, la mort : 117); (2) ceux qui sont d’ordre historique et extraordinaire, qui réfèrent à des événements inhabituels (par exemple, la Résurrection du Christ : 117–118) ; enfin, ceux qui sont de l’ordre de la conscience et qui réfèrent à des états intérieurs (118). Or, du premier au troisième type, ces arguments sont de plus en plus autoréférentiels, et donc d’un usage de plus en plus difficile.
3) Une autre ressource argumentative du dialogue interreligieux est l’emploi d’arguments prédicatifs (118 ss). Pour expliquer un référent tel que Allah, on prédiquera celui-ci, par exemple en termes de Dieu unique. Il apparaît que les réseaux prédicatifs des systèmes doctrinaux tendent à s’élargir, car cela permet de raccorder l’objet à une expérience large, qui permettra une formulation et une communication optimales (119). La fonction des arguments référentiels et prédicatifs est de constituer « a common logical field, so to speak, where rival particularistic claims to universality are taken seriously and debated » (132). Ainsi, les cinq voies de Thomas d’Aquin pour prouver l’existence de Dieu servent à ancrer le concept de Dieu dans le plus vaste réseau prédicatif possible (126, 130).
La théorie de DiNoia se veut une tentative pour dégager un socle commun aux religions qui se rencontrent dans le dialogue interreligieux. Elle consiste à abandonner toute prétention à vérifier la vérité des doctrines en présence en termes d’adéquation aux choses signifiées, pour aller du côté d’une logique argumentative partagée par toutes les religions en présence. On touche ici, en effet, des faits langagiers qui concernent l’ensemble des religions (131). Le commun n’est donc plus cherché du côté d’éventuelles positions communes, mais en deçà, dans une adhésion commune à des manières de parler ou à un métalangage. L’intérêt de ce modèle est d’ouvrir la voie à une compréhension des
modalités de la communication interreligieuse. Il jauge le succès du dialogue à la seule efficacité pragmatique de la communication.

On peut imaginer une approche sociopolitique de l’énonciation religieuse en contexte de diversité, qui emprunterait une telle voie. DiNoia met en garde les protagonistes du dialogue interreligieux comme la présomption qui consiste à penser qu’ils partagent un langage commun ; semblablement, contre le piège de l’absorption d’un des langages par un autre ; et contre l’échec de la communication qui s’ensuivrait si, par manque de pragmatisme, il fallait succomber à cette présomption et à ce piège. Si l’on transpose le problème de la logique interreligieuse à celle du dialogue entre les sphères civique et religieuse, les écueils sont les mêmes. DiNoia pourrait aider à mettre en communication le langage doctrinal des uns et celui, politique ou administratif, des autres. Par exemple, la distinction entre les trois types d’arguments référentiels peut aider à éviter les éventuelles impasses de dialogues entre religions et institutions laïques où des logiques différentes produisent des arguments mutuellement incompréhensibles.

Pourtant, quoiqu’il en soit de ses vertus pour la théologie et l’éventuelle théorie du dialogue dans le contexte qui nous intéresse, le modèle de DiNoia comporte les défauts de ses qualités. Non sans paradoxe, si notre auteur souhaite rapprocher des logiques discursives étrangères l’une à l’autre, l’abandon d’une problématique de vérification des énoncés doctrinaux, qui est à la base de sa proposition, le conduit à se dédouaner en face de la critique moderne de la religion, et à maintenir sa foi chrétienne sur le plan d’une rationalité théologique qui évolue en vase clos. À quoi bon, en effet, tenir compte de cette critique puisqu’un discours religieux n’a de sens qu’à fonctionner selon les seules règles d’interlocuteurs partageant les mêmes prémisses ? Le premier risque est qu’on se retrouve dans un dialogue interreligieux dont les participants parleraient à vide, sans que leurs discours soient éprouvés par l’instance critique d’une culture. Le second risque tient
à l’absence d’une problématique de l’identité : si DiNoia accorde une attention minutieuse aux logiques argumentatives, il s’intéresse bien peu aux sujets qui les mettent en oeuvre. Le risque est qu’on conçoive ces mêmes participants dans le seul cadre d’une théorie partielle de l’identité, où l’identité religieuse ne serait pas problématisée comme facette d’une identité plus complexe et différenciée mais réduite à l’abstraction d’une essence, celle de l’hindou ou du juif par exemple. Or, un hindou n’est pas seulement quelqu’un qui croit à la Trimurti et qui fréquente un temple ; c’est aussi un sujet situé dans une société et une culture données, où sa communauté religieuse locale tâche d’actualiser son hindouisme3. C’est ici que la proposition de DiNoia touche sa limite. Si, comme il le soutient, un système religieux ne repose pas sur la vérifiabilité extra-langagière des énoncés, sur quoi reposet- il, sinon sur une allégeance religieuse ? Mais qu’est-ce qu’une allégeance religieuse ? Quelles en sont les modalités ? Comment la fonder et comment justifier le recours à un seul horizon herméneutique ? DiNoia n’en parle pas, ce qui finit par faire de son entreprise un discours autojustificatoire et technicien. Mais si DiNoia ne porte pas attention au discours comme une pratique subjective, Barnes place cette préoccupation au coeur de son modèle.

Michael Barnes et la « théologie du dialogue »
Parmi les défenseurs de la théologie des religions en son courant anglais dit « pragmatique » ou « contextuel », se trouve Michael Barnes, théologien jésuite à l’Heythrop College. A l’exemple de David Kerr (Edinburgh), Gavin D’Costa (Bristol) et Keith Ward (Oxford), l’approche de Barnes se caractérise par la recherche d’alternatives aux problématiques relevant de « chocs » des diversités religieuses en Angleterre (incompréhensions mutuelles, préjugés et tensions), en vue d’une meilleure cohésion sociale (Kerr 1997 ; D’Costa 1986 ; K.Ward 2000). Ces alternatives sont essentiellement puisées à la tradition chrétienne actualisée et contextualisée, suite à l’ouverture aux autres traditions religieuses. Mais Barnes se situe au-delà d’un simple pragmatisme qui voudrait établir une base commune minimale à partir d’une interaction tolérante. Il tente de répondre au dilemme du projet de la théologie chrétienne qui devrait être poursuivi en contexte d’altérité, ce qu’il appelle « the otherness »; un projet qui prendrait la forme de médiation et de construction de ponts entre les diverses communautés, contrant tout renfermement sur soi, tout développement de rhétoriques exclusivistes et toute antagonisme entre communautés de foi. En se basant sur l’approche de Raimundo Pannikar, il soutient la nécessité d’une théorie de l’interpénétration : « a theory of interpenetration, not the theological colonialism of Anonymous Christianity » (Barnes 1989 : 131)4.
Ceci implique une « théologie du dialogue » (theology of dialogue) qu’il développe dans son ouvrage Theology and the Dialogue of Religions, dépourvue de tout zèle missionnaire, dont l’objectif n’est pas de domestiquer la foi, ni de se limiter à un échange sur le sens de la vie visant à remettre en question des stéréotypes, mais de faire en sorte que les participants apprennent les uns des autres et réfléchissent ensemble sur la place de la foi religieuse en sa diversité complexe dans une société anglaise pluraliste. Barnes tente donc de répondre à deux questions fondamentales sans cesse débattues par les théologiens du dialogue interreligieux : comment pratiquer sa propre foi tout en respectant les vérités clamées par les autres religions ? Y aurait-il une autre voie que l’exclusivisme et le relativisme ? Il traite également de deux autres questions qui ont un rapport direct à la situation présente dans la société anglaise : comment faire pour unir les
diversités de cette société ? En outre, les croyances religieuses qui sont en constante compétition peuvent-elles se rencontrer ? L’apport de Barnes se situe à ce niveau car non seulement prône- t -il une théologie du dialogue interreligieux basée sur l’ouverture et l’hospitalité (« I called it “theological hospitality,” not an invitation to some crude syncretism but the willingness to listen, even to become perplexed by others » : 244), mais il prend la défense de la religion en exigeant la responsabilité mutuelle entre les communautés religieuses d’une part et entre ces communautés et la société civile d’autre part, en vue d’une convivialité émulatrice6. Pratiquer sa foi et dialoguer avec les autres relèverait alors de l’éthique et de la politique.

Or, plusieurs obstacles se dressent contre l’implantation de la théologie du dialogue que prône Barnes : les préjugés qui démonisent l’échange avec l’autre, mais surtout, l’intransigeance de la société civile face aux manifestations publiques de la religion, identifiées comme source de conflits advenant tant dans la société anglaise qu’à une échelle internationale. La difficulté majeure que souligne Barnes provient donc d’une incompréhension du rôle complexe que jouent la religion et la foi dans la construction de l’identité humaine ; tant et si longtemps que celles-ci sont reléguées au privé, elles tendent à se renfermer, à former des ghettos et forcément à générer les fanatismes et les tensions internes tant redoutés.

Well-meaning exhortations towards a tolerant multiculturalism not only fail to touch the life-giving heart of a religious faith, but may actually do violence to the wider fabric of story, ritual, devotion and custom, on which faith depends to give it real energy and motivation. No religious group or community of faith enjoys being slotted away into someone else’s minimalist categories. The patronising assumption in a secular postmodern society that religion is yet another marketable commodity, albeit part of some “spiritual” economy of aesthetic values and cultural practices, forgets that religions are whole ways of life, “schools of faith” which teach politics as much as forms and methods of prayer. (248) Notons que Barnes rejoint ici la position de Régis Debray, pour qui « la relégation du fait religieux hors des enceintes de la transmission rationnelle et publiquement contrôlée des connaissances, favorise la pathologie du terrain au lieu de l’assainir » (2002 : 26)7. La laïcité, pour Debray, gagne à ménager un espace public à la religion :
Si la laïcité est inséparable d’une visée démocratique de vérité, transcender les préjugés, mettre en avant des valeurs de découverte (l’Inde, le Tibet, l’Amérique), desserrer l’étau identitaire, au sein d’une société plus exposée que jadis au morcellement des personnalités collectives, c’est contribuer à désamorcer les divers intégrismes, qui ont en commun cette dissuasion intellectuelle : il faut être d’une culture pour pouvoir en parler. C’est en ce sens précisément, et sans exclure d’autres confessions de foi, qu’on peut avancer : la laïcité est une chance pour l’islam en France, et l’islam de France est une chance pour la laïcité. On ne parlerait pas, à ce propos, d’aggiornamento, mais de ressourcement. Ni d’une laïcité plurielle, ouverte ou repentante mais plutôt refondée, ragaillardie, réassurée d’elle-même et de ses valeurs propres. Le stable socle de ses postulats philosophiques n’empêche pas, heureusement, sa mise en oeuvre d’être évolutive et novatrice. (42)

Rôle du dialogue interreligieux et responsabilités mutuelles
L’énergie qui émane de la diversité des fois religieuses devrait donc être contrôlée, et la seule façon de s’y prendre est de la rendre publique. C’est ici que le dialogue interreligieux joue son rôle, puisqu’il concerne des communautés de foi qui travaillent ensemble à diriger cette énergie pour le bien de la société. Ce genre de communautés commence à émerger en Angleterre, caractérisées à la fois par un sens de la loyauté envers leurs traditions et de leurs responsabilités envers la société civile : « [t]he negociation of the middle is not limited to what goes on between religious communities. It also takes place within a particular community of faith as it learns to adjust to the wider culture » (242). C’est notamment le cas des Asiatiques, comme des Sikhs, des Musulmans et des Hindous, à l’encontre desquelles communautés on ne peut imposer, selon Barnes, le modèle socio-politique adopté à ce jour en Angleterre. Dans cette perspective, le défi actuel est de travailler à l’intérieur et avec ces communautés : « [t]he more demanding challenge is to work within and between the living traditions » (249), sans imposer une vision soi-disant universelle : « [a] structure of thought which will keep “the other” under the control of “the same” is to be imposed on consciousness. To that extent, there is always likely to be a bias in a multi-faith society towards establishing a basis of supposedly “common values” » (248). Les communautés religieuses se voient donc impartir un double projet : aménagement d’un espace public suffisant pour qu’elles puissent entreprendre une relecture de leurs préceptes religieux dans l’ouverture à la connaissance mutuelle, tout en articulant cette relecture à la recherche des intérêts communs avec d’autres communautés religieuses et la société civile séculière. Comme on le voit, Barnes prône la responsabilité mutuelle et la vision de communautés religieuses opérant dans une large société. Celles-ci sont désignées par le terme d’« écoles de foi » (« Schools of faith », 248) qui cherchent à éduquer des groupes de personnes en les introduisant aux sagesses collectives de ces groupes tout en s’ouvrant et encourageant le dialogue. Dès lors, Barnes identifie trois objectifs: la connaissance mutuelle, le respect et la paix sociale.

Dialogue civique et perspectives chrétiennes
Si Barnes déploie les conditions du dialogue dans une perspective civique, il n’élude pas la dimension confessante des rapports entre communautés de foi : il serait trop facile de réconcilier des communautés dont on aurait relégué à l’arrière-plan les caractéristiques essentielles. Si un dialogue civique n’a pas à s’engager dans une théologie, il doit prendre en compte la dimension théologique et confessante de ce dont il est question : la religion. Pour sa part, la localisation de Barnes est chrétienne ; s’il s’adresse à des citoyens, nombre d’entre eux sont aussi chrétiens. D’une part, la foi chrétienne comporte déjà des ressources pour développer une éthique de la rencontre. D’autre part, à le considérer sous la perspective chrétienne, le dialogue doit se baser sur la foi et la prière des communautés
chrétiennes locales, s’enraciner dans leur vie de tous les jours, jusqu’au point de devenir une attitude, une façon d’être, les chrétiens existant en relation avec les autres (1 Pi 3,15). Ce dialogue est aussi en relation avec la « possibilité de la présence de Dieu » dans les paroles de ces autres, inspirées par l’Esprit-Saint ( Jn 3,8) qui crée l’espace où le dialogue advient. Le but ultime du dialogue étant indéfini, le principal souci des chrétiens devrait être alors la fidélité à Dieu et à sa volonté. L’alternative qu’avance Barnes vise à briser le statu quo qui marginalise la religion, ainsi qu’à encourager les chrétiens à agir en tant que catalyseurs dans l’édification d’« écoles de foi ». Ainsi, le dialogue interreligieux en Angleterre serait caractérisé par la vie commune, l’action commune, l’expérience religieuse et l’échange théologique, reflétant l’action de Dieu et l’enseignement de l’Esprit-Saint qui conduit vers la vérité. Ici, la pensée de Barnes se rapproche de celle de Geffré, qui définit le christianisme comme la « religion de l’altérité » (Geffré 2002 : 15–16). Cette définition montre un défi à relever par les chrétiens ; ceux-ci doivent en effet rechercher leur propre identité qui est celle d’un « peuple pour les autres ». Ce défi est encore plus stimulant car il affecte directement la relation avec ces « autres », une problématique des plus cruciale actuellement : « [t]aking cultural and religious pluralism seriously — engaging in global coalition building for the active promotion of coexistence
and cooperation—is one of the most important global issues in the 21st century » (Thomas 2002 : 18).

Apports théoriques et pratiques
Comme nous le faisions remarquer en introduction en reprenant un mot de Dupuis, il semble que l’élaboration d’une théologie du dialogue constitue la prochaine étape en théologie des religions. De cette théologie du dialogue, Barnes représente un exemple stimulant, puisqu’il s’intéresse avant tout au mystère de la rencontre : « engaging with the meaning of the providential mystery of the stranger for the life of the church as a whole » (Dupuis 2002 : 16–17).
Par ailleurs, nous l’avons déjà noté, le souci manifesté par Barnes, d’articuler religion et préoccupations civiques, rejoint celui de Régis Debray, qui traite de l’importance de la religion à l’école en France : Il ne s’agit pas de réserver au fait religieux un sort à part, en le dotant d’un privilège superlatif, mais de se doter de toutes les panoplies permettant à des collégiens et lycéens, par ailleurs dressés pour et par le tandem consommation-communication, de rester pleinement civilisés, en assurant leur droit au libre exercice du jugement. Le but n’est pas de remettre « Dieu à l’école » mais de prolonger l’itinéraire humain à voies multiples. (Debray 2002 : 16)

Les perspectives nationales, britannique de Barnes et française de Debray, déterminent aussi leurs stratégies discursives. Tant pour sa conception du sujet politique que pour comprendre ses rapports à la religion, la culture nationale du Royaume-Uni a suivi un chemin autre que celui de la France. La situation française est relativement bien connue. D’une part, régalisme dans les rapports à l’Église (lequel s’est prolongé après la Révolution, comme on le voit avec la Constitution civile du clergé et l’Église constitutionnelle de 1790, puis avec le Concordat de 1801) ; d’autre part, déclaration de séparation nette entre l’Église et l’État en 1905, en vue de mettre fin à l’épuisant conflit des Frances républicaine et catholique. La religion, c’est ici l’Église catholique, une grandeur en face de l’autre grandeur, celle de la République ; et la religion, c’est la force de résistance au changement. Dans la perspective britannique de Barnes, la Common Law joue—depuis le 13e siècle— un rôle d’arbitrage bien différent de celui d’une constitution : idéalement, le pouvoir britannique n’intervient dans la vie des sujets que le moins possible, pour en protéger les droits, et au cas par cas. Dans l’Angleterre protestante, la diversité des congrégations joue comme une force de progrès social, en services de santé, soutien aux démunis, alphabétisation, promotion de politiques sociales, abolition de l’esclavage, du travail des enfants, etc.
Jusqu’à nos jours, le sécularisme britannique emprunte la voie d’un respect des allégeances et abstentions individuelles par une politique ponctuelle et la moins invasive possible8. Barnes et Debray traitent d’une problématique d’actualité cruciale tant en Angleterre qu’en France : comment gérer les relations entre religion et sphère publique, vu les transformations qui ont affecté le paysage social contemporain ? Mais si l’un a à faire avec une méfiance séculaire envers une religion susceptible de faire échec au progrès social, l’autre cherche à actualiser la voie communautarienne en contexte de diversification accentuée du paysage des communautés religieuses. Non sans conscience
des dérapages possibles de la coexistence, il valorise le rôle constructif desdites communautés pour la société britannique. Il faut en outre relever le lien sine qua non qu’établit Barnes entre l’éducation de la foi et la condition communautaire de cette éducation. En d’autres termes, c’est l’éparpillement individualiste du croire qui pose problème pour une gestion des diversités religieuses, même si Barnes ne le mentionne pas explicitement dans son ouvrage. A cet égard, on n’aurait pas tort de voir ici des similarités avec la position de Marcel Gauchet qui dénonce l’excès de l’individualisation—provenant d’un processus de démocratisation qui sacralise les droits des individus—, puisque celle-ci condamnerait nécessairement la possibilité de projets communs (Gauchet 2002). Barnes plaide également pour un retour du collectif comme régulation sociale de l’appartenance, l’objectif étant de réduire, d’une part, les risques d’une atomisation du croire, et d’autre part les risques d’une fragmentation sociale à une échelle plus large. Il n’identifie par pour autant ce retour à un projet spécifique, comme Gauchet le fait en parlant de l’écologie (légitimation par l’avenir). L’apport de Barnes à la théologie du dialogue interreligieux est des plus pertinent : il remet en question une tradition textuelle autoritaire et traditionnelle de l’Église catholique romaine qui traite de la question de l’autre avec une certaine condescendance, dans une théologie des religions qui se base sur les canons modernes et « universels » de la raison (d’où le postmodernisme déclaré de Barnes). Il critique aussi les systèmes politiques occidentaux
qui prétendent pratiquer une « neutralité religieuse » mais qui tendent à être totalisants. Ainsi avance-t-il les exemples suivants : l’Allemagne avec ses deux Églises d’État, catholique et luthérienne ; l’administration américaine qui emploie un discours public exclusivement chrétien ; l’Angleterre et son Église anglicane ; la France et les rapports de l’épiscopat catholique avec l’État. Ce sont des structures qui finissent par garder «l’autre» sous le contrôle du sujet normatif implicitement chrétien mais non moins inconsciemment et de manière non moins contraignante pour « l’autre ». Face à cette attitude, Barnes invite les citoyens de souche chrétienne (non moins que les autres) à se mouvoir entre ces « frontières » qui paraissent souvent infranchissables. Comme on le voit, l’engagement dans le dialogue contribue de manière décisive à la construction du cadre théorique de Barnes. En ses propres termes, Barnes qualifie «d’éthique » sa théologie du dialogue (2002 : 5), dans le sens où elle montre aux chrétiens le chemin qui
leur permettrait d’apprendre à entrer en relation avec les autres d’une manière responsable dans des sociétés plurireligieuses.

Conclusion : une voie pragmatique pour une approche civique de la
question religieuse
D’autre part, par delà les croyances divergentes qui entrent en jeu dans la diversité interreligieuse, qui font l’objet de la plupart des théologies du dialogue interreligieux mais qui ne sauraient intéresser directement une institution laïque, un autre enjeu apparaît, plus crucial pour cette dernière : l’enjeu pragmatique non seulement de la pratique interreligieuse mais aussi de la gestion civique de la diversité religieuse. Enjeu même qui intéresse DiNoia et Barnes, sur lequel nous reviendrons dans un instant. Il complexifie la question précédente : quand plusieurs religions, c’est-à-dire plusieurs pratiques confessantes interfèrent sur la cohésion sociale, comment prendre en compte ce fait au niveau discursif où il se pose, mais dans la pratique discursive d’un projet socio-politique non confessant ? Les pratiques discursives d’institutions civiques peuvent-elles s’arrimer à celles de communautés religieuses ?

Il ne s’agit pas ici de trouver comment abolir ou réduire la part d’altérité des pratiques discursives respectives qui se rencontrent—il ne s’agit pas de rendre religieuse la pratique discursive des institutions civiques, ni d’éliminer ou atténuer la dimension confessante de la pratique discursive religieuse. Il s’agit plutôt de deux tâches. D’une part, situer les communautés confessantes comme composantes des sociétés modernes, pluralistes et démocratiques ; et de l’autre, comprendre les logiques discursives qui sont en jeu et dont l’ignorance peut aboutir à des impasses entre protagonistes confessants et civiques.
1) De fait, les religions régissent en grande partie la vie de personnes et de communautés, surtout culturelles. On peut toujours avancer qu’avec le passage des générations ces communautés se fondront à l’ensemble de la société moderne, en tout cas quant à leur degré de sécularisation, et qu’à prendre en compte des particularismes hérités d’autres sociétés on ne fait qu’enfermer les dites communautés culturelles dans leurs passés. Bissoondath a soutenu cette position à l’encontre du multiculturalisme réduit à un « multiculturalisme de cartes postales » (Bissoondath 1994). Mais ce faisant, et sans nier le droit pour quiconque d’opter pour un rapport plus dégagé à sa culture d’origine, il sous-estime le poids d’une masse critique de nouveaux arrivants sur l’évolution d’une société, le degré d’attachement des communautés à leurs traditions et l’impact de celles-ci dans la détermination de leurs identités et de leur présent. Bissoondath démontre une compréhension individualiste de l’identité : je suis ce que j’ai choisi d’être, j’ai un droit à n’être déterminé socialement que par les influences que je choisis ; conception qui ne
saurait résumer, loin de là, les dynamiques identitaires en jeu dans les diasporas. De plus, il a une compréhension statique de la société : la société canadienne préexistant à son arrivée, l’immigrant n’aurait qu’à s’y intégrer.

Pourtant, préconiser une société où les Grecs, les Pakistanais ou les Jamaïcains d’origine tourneront la page sur ces origines pour se qualifier de Canadiens, sans autre, relève du voeu pieux. Il n’en va pas autrement pour les références religieuses. Dans un cas comme dans l’autre, de tels voeux pieux conduisent d’ordinaire à la constitution de marges où se perpétuent des coutumes qui échappent à la régulation sociale, et qui touchent par exemple les femmes. Comme on le voit avec l’approche de Barnes, plus pertinent apparaît le projet de faire en sorte que les communautés religieuses, sans s’abolir elles-mêmes en tant que telles, jouent un rôle constructif et effectif dans une société qui restera par ailleurs laïque, c’est-à-dire dans laquelle les institutions civiques resteront neutres en matière religieuse et traiteront avec égalité tous les citoyens sans égard à leurs éventuelles options religieuses.
2) L’autre tâche consiste à percevoir que le langage de l’un n’est pas compris par l’autre si celui-ci n’a pas d’abord compris que ce langage ne déploie pas forcément ses significations suivant les logiques discursives de l’autre partie. Une institution laïque n’a pas à parler un langage religieux, mais elle ne compromet en rien sa laïcité en en comprenant le fonctionnement et en en tenant compte. Par exemple, en ce qui concerne la première tâche, le débat de 2002 sur le port du kirpan à l’école a mis en présence deux logiques très différentes : celle, confessante, qui supporte la référence au devoir religieux, et l’autre, instrumentale, qui fonde la référence à la sécurité des élèves. En l’absence d’une prise en compte de cette différence, il est peu probable que les parties d’un litige sur une question religieuse en arrivent à un accommodement à la satisfaction des deux parties, chacun étant demeuré fermé à ce qui sous-tend le discours de l’autre. De même, une prise en compte des écarts entre les logiques discursives peut s’avérer hautement déterminante dans la résolution de litiges—rares mais parfois chargés de risques importants —entre institutions civiques et des sectes.

C’est à ce second niveau que la contribution de DiNoia peut ouvrir une piste. Il faut toutefois alors, d’une part la décentrer de son horizon confessionnel catholique et de la préoccupation doctrinale qui s’y rattache; et d’autre part raffiner la conception de l’identité religieuse sous-jacente à sa théologie, laquelle conception isole l’identité religieuse de tout autre référent (sociologique, économique, générationnel, de genre, etc.). En situation concrète, les logiques discursives du sujet religieux ne jouent pas indépendamment de ces autres déterminations, dans un jeu d’influences réciproques.
La tâche de les analyser en gagne d’autant en pertinence et en complexité 9. Les épisodes des dernières années autour de la gestion publique de la diversité religieuse montrent cette pertinence autant que cette complexité. Se dessine ainsi le projet d’une approche pragmatique des communautés religieuses et de leurs pratiques discursives, où une compréhension des écarts entre les logiques religieuses et civiques se conjuguerait à une connaissance concrète des communautés religieuses dans la poursuite de projets civiques.

Notes
1 Notons toutefois que Foucault n’a commenté que deux fois le concept de postmodernité,
de manière très brève, et pour en contester la pertinence (Foucault 1983 : 1265–1266 ;
Foucault 1984 : 1387).
2 Du reste, il est paradoxal de constater que ce plaidoyer pour une théologie postmoderne,
avec ses implications directes pour la question de la vérité, va de pair avec l’emploi
régulier et paradoxal de Thomas d’Aquin.
388 Studies in Religion / Sciences Religieuses 34/3–4 2005
3 Le débat des sikhs à propos du kirpan est exemplaire à cet égard : il semble qu’une tradition
religieuse ait maintenant à composer avec les déplacements de signification qui touchent
le port de ce symbole en contexte occidental; si bien qu’un peu plus de la moitié
des Sikhs, de par le monde, estiment que l’ancien symbole de défense de la foi et des
démunis a acquis — bien malgré lui — une connotation belliqueuse, et qu’ils renoncent
à le porter.
4 Voir également Pannikar 1978.
5 Barnes explicite d’ailleurs ses propos par un exemple d’une célébration interreligieuse à
Londres, dont le but n’était pas de formuler des conclusions définitives sur la naissance
de Jésus-Christ, mais d’exercer une théologie de l’hospitalité (Barnes 2002 : 239–240).
6 La thématique de l’hospitalité dans la tradition chrétienne a notamment été traitée par
Keiffert 1992 et Brueggemann 1991 : 290–310.
7 Cette proximité ne devrait tout de même pas faire perdre de vue que les préoccupations
et problématiques respectives de Barnes et Debray diffèrent beaucoup. Barnes réfléchit
à partir d’un ancrage ecclésial, Debray dans le contexte d’un souci de gouvernance.
Barnes traite de la place des communautés de foi dans la société, tandis que Debray pose
la question de la place de la culture religieuse dans la culture générale. Néanmoins, par
deux évolutions dont la différence reflète deux grandes positions institutionnelles de
départ possibles (celle de la communauté de foi, celle de la société laïque), un auteur
théologien et religieux, et un auteur laïque et républicain, arrivent à se rejoindre sur
certains des points.
8 Pour comprendre l’évolution britannique, voir Baubérot et Mathieu 2002. À titre d’exemple récent de l’approche britannique on pourra lire les travaux d’un comité de la Chambre des Lords sur le blasphème (House of Lords 2003 : http://www.publications.parliament.uk/pa/ld200203/ldselect/
ldrelof/95/9503.htm). S’y entrecroisent, dans une multiplicité de références à des éléments de Common Law, une nuée de lois que d’aucun jugeraient anachroniques, et des problématiques socio-culturelles contemporaines, sur le fond du nécessaire respect des droits égaux de tous les individus dans une société sécularisée.
Il est étonnant de voir comment un État qui se préoccupe du blasphème et des autres offenses contre la religion peut le faire au nom de considérations démocratiques et séculières. Par où l’on mesure la diversité des chemins suivant lesquels lesdites considérations peuvent baliser la gouvernance.
9 DiNoia ne problématise pas les positions subjective, le sujet énonçant. Le Musulman,
l’Hindou, le Juif, le Bouddhiste, sont des figures emblématiques sans aucune profondeur.
Ils ne sont qu’autant de personnifications de leurs systèmes doctrinaux respectifs.
Ce n’est pas un individu qui parle, mais une théologie identique à elle-même par delà les
déplacements d’intérêts et de problématisations induits par le dialogue interreligieux. La
théologie catholique (classique) du salut existe en soi et joue a priori comme critère de
recevabilité des énoncés autres que chrétiens. C’est ici que Dinoia se contredit et produit
un ouvrage hybride : soi-disant non-fondationnel sur le plan ontologique, mais fondationnel et même essentialiste sur le plan politique ; la théologie classique existe en elle-même et ses concepts ont des significations figées.

Références
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1989 Christian Identity and Religious Pluralism. Nashville, Abingdon.
2002 Theology and the Dialogue of Religions. Cambridge, Cambridge Studies in
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Seuil.
Chrabieh and Roussel / Théologies pragmatiques 389
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1994 Selling Illusions : The Cult of Multiculturalism in Canada. Toronto, Penguin
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Brueggemann,Walter
1991 « Welcoming the Stranger », dans Interpretation and Obedience. Minneapolis,
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1994 [1984] « Qu’est-ce que les Lumières ? », dans Dits et écrits. 2, 1387. Paris, Gallimard.
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Ward, Keith
2000 Religion and Community. Oxford University Press.

Tuesday, April 04, 2006

Féminisme et dialogue interreligieux - interspirituel

Rencontre féministe, womanist et inter-spirituelle
Women Doing Theology -- Des femmes font de la théologie

À Montréal du 9 au 12 juin 2005, des voix de femmes amérindiennes, arabes, africaines, asiatiques, québécoises et canadiennes célébreront la multiplicité du monde. Ces femmes de toutes nationalités et confessions se rassembleront sous le thème "créons la justice, reconnaissons les différences" pour aborder les sujets les plus bouillants du monde contemporain. Un voyage au coeur des traditions religieuses et spirituelles d’aujourd’hui. La rencontre a lieu au Collège Jean-de-Brébeuf. Des femmes de la Faculté de théologie et de sciences des religions de l'Université de Montréal et membres de la SCT l’organisent, y participent et vous invitent cordialement: Denise Couture, Paule-Renée Villeneuve, Fanny Garber, Pamela Chrabieh, Annie-Claudine Tremblay et d’autres encore. Il vous est possible de participer à une partie de la rencontre de 4 jours ou à l’ensemble; vous pouvez payer selon vos moyens et pouvez aussi faire un don.

Pour toute inscription ou information, veuillez communiquer avec Paule-Renée Villeneuve ou Annie-Claudine Tremblay.
Site web: www.wicc.org (Women's Interchurch Council of Canada)

Sunday, April 02, 2006

Arts religieux - spirituels et dialogue

Arts et spiritualités, ou l'écriture artistique
au carrefour du dialogue interspirituel.
Conférence, American Academy of Religion Annual Congress,
McGill University, Montreal.
6 mai 2005


Résumé:
L’objectif de la communication est de présenter un essai d’écriture artistique puisant à mon cheminement, pavé de rencontres entre cultures, spiritualités et pratiques iconographiques proche-orientales (entre autres, chrétiennes orientales et islamiques). La structure d’ensemble forme un espace de dialogue dont la rédaction est constituée de symboles, de formes et de couleurs qui s’interpellent et s’interpénètrent. L’esprit de cette communication se situe d’une part dans la lignée d’une remémoration de souvenirs personnels de la guerre au Liban - dont les événements ont été évoqués jusqu’à récemment dans un rapport à l’oubli ou au déni -, et d’autre part dans la lignée d’une dénonciation des amalgames réducteurs qui figent des individus et des sociétés en des blocs monolithiques qui s’affrontent. L’écriture artistique spirituelle devient ainsi un ‘lieu’ de création d’un dialogue interspirituel, un appel à l’ouverture et à l’acceptation de l’altérité, un appel à transcender les frontières imaginaires et les identités meurtries.

Chrétiens d'Orient

Enquête sur les chrétiens du Proche-Orient. Présents conflictuels, avenirs incertains.
par Pamela Chrabieh
Publié dans Dire (Université de Montréal), juillet-août 2003, p.43-45.

Résumé: Cet article traite de questions cruciales concernant les communautés chrétiennes du Proche-Orient, entre autres : quelles sont leurs situations actuelles? De quelles « missions » se dotent-elles? Sont-elles menacées de disparaître? La réflexion autour de ces problématiques s’inscrit dans un souci plus large d’élaboration de pensées et de pratiques du dialogue islamo-chrétien en vue de cohésions sociales proche-orientales.

S’il est un sujet d’actualité qui revient sans cesse depuis des décennies, c’est la situation présente et les perspectives d’avenir des diverses minorités dans le monde. C’est d’ailleurs le cas des chrétientés du Proche-Orient qui sont souvent perçues comme étant des étrangères dans leurs propres lieux d’émergence. Confrontées aujourd’hui à des situations de fait, où l’identification entre la nationalité et l’appartenance à l’Islam -vu comme un tout monolithique- engendre une réduction de la personnalité arabe, elles voient la marge de leurs manœuvres bien réduite. Ces chrétientés se situent actuellement dans une impasse alimentée par les conflits divers au Proche-Orient (israélo-palestinien essentiellement, séquelles des guerres du Golfe et du Liban, nouvelle guerre en Irak), la virulence de groupuscules intégristes et des idéologies d’intolérance réciproque, ainsi que par la croissance du nombre des vagues d’émigration et des crises économiques. De l’Irak à l’Égypte, en passant par le Liban, la Syrie et la Terre Sainte, il n’est pas aisé de raconter les situations actuelles des communautés chrétiennes qui y sont implantées, ni de prévoir leur proche avenir. Celles-ci sont en partie protégées pour l’instant par leur masse démographique relative mais un bon nombre d’entre elles s’étiolent.

Le problème de l’émigration

Constituant la plus importante minorité chrétienne du Proche-Orient, les coptes d’Égypte traversent depuis les années 80 une des périodes les plus difficiles de leur histoire : attentats, pressions diverses, concessions du gouvernement au fondamentalisme, boycottage des élections législatives, extorsion de fonds, magasins dévastés, églises incendiées etc. Ils sont de plus en plus nombreux à s’expatrier[i]. Et la plupart de ceux qui résistent encore ont tendance à se replier sur eux-mêmes, suscitant la formation d’un fanatisme copte face à l’activisme islamiste. L’émigration des coptes touche toutes les autres communautés chrétiennes au Proche-Orient, montrant à l’évidence leur profond malaise. Aujourd’hui, elles représentent près de 10% de la population proche-orientale.

Certains experts comme Youssef Courbage et Philippe Fargues[ii] affirment pourtant que les chrétiens sont aussi nombreux qu’à l’arrivée des turcs ottomans depuis environ cinq cents ans, ce qui devrait être rassurant à première vue. En fait, leur situation est empreinte d’une croissance démographique notable durant l’époque ottomane mais commence à se détériorer dès la fin du 19e siècle. L’émigration libanaise par exemple débute après les massacres de 1860 et les famines qui sévissent dans le pays. Entre le tiers et la moitié des chrétiens du Proche-Orient auraient quitté au cours de ces cent cinquante ans passés[iii]. Beaucoup optèrent pour les États-Unis, le Canada, l’Amérique latine, l’Australie, l’Europe et l’Afrique. L'ampleur de l'émigration, dans le cas des chrétiens irakiens, est liée à la situation de malaise suite à la guerre du Golfe et à l’embargo économique décrété par les Nations Unies ; par ailleurs, une des conséquences de la guerre actuelle serait d’accentuer les mouvements d’émigrations.

D’autres raisons sont avancées pour expliquer par exemple l’exode de chrétiens syriens : entre autres, leur souffrance due aux résultats de la nationalisation de l’économie dans les années 60, les diverses saisons de sécheresse, les problèmes de surveillance continue de la population, le bannissement de plusieurs partis politiques comme celui du Tachnag et de Hentchak relevant des communautés arméniennes. En outre, les autorisations d’édification de lieux de culte chrétiens dans la plupart des pays du Proche-Orient (hormis le Liban) ne sont pas facilement octroyées. En Égypte, l’administration publique n’engage quasiment plus les chrétiens et ce pour éviter d’irriter les islamistes radicaux. Dans un tel contexte, l’appartenance chrétienne semble de plus en plus considérée comme un handicap.

« Dhimmitudes » et inégalités

Et pourtant, les « Gens du Livre » occupent une place à part dans le Coran qui recommande de débattre avec bienveillance avec ceux qui sont dépositaires d’une Révélation, notamment, les chrétiens et les juifs. Le statut de dhimma (ou « de protection ») leur garantit la liberté de culte, l’autonomie judiciaire, la possibilité d’accéder à de hautes fonctions dans l’administration des califats omeyyades, abbassides et ottomans ou des Émirats andalous. Selon Sadek Sellam, ce sont « les périodes de crise et de déclin de la puissance musulmane qui ont cependant contribué à mettre à mal cette tolérance que l’Islam a manifesté quand il était puissant ; la détérioration des relations avec les puissances occidentales a eu des répercussions négatives sur le sort des minorités chrétiennes en terre d’Islam »[iv]. C’est également l’avis de Mohammad Talbi pour qui le système de la dhimma « n’est pas un article du credo et de la foi, mais seulement le produit d’un contexte historique. Il n’y ait fait aucune mention dans le Coran, ni dans la charte promulguée par le Prophète lors de son entrée à Médine. On peut au contraire considérer cette dernière comme la Constitution du premier État institué en islam sur un mode pluraliste (…). Le statut ultérieur des dhimmis fut donc, dans ce qu’il avait d’humiliant et de provocateur, une déviation de l’intention du législateur»[v].

Dès le 16e siècle, les interventions de ‘l’Occident chrétien’ en faveur des ‘chrétiens d’Orient’ permirent d’améliorer le sort de ces derniers suite à l’ouverture d’établissements scolaires par les missionnaires. « Mais ces avantages ont contribué à accentuer le sentiment de la différence (…) et les chrétiens étaient soupçonnés d’être les alliés des puissances occidentales » qui se liguaient contre l’Empire ottoman[vi]. Ces accusations sont d’ailleurs encore aujourd’hui proférées dans certains milieux comme à Bagdad. Les responsables assyro-chaldéens sentent que les pressions dont il firent l’objet de la part de ces puissances - durant la guerre contre l’Iran et la guerre du Golfe - pour qu’ils se dissocient des musulmans, suscitèrent à leur égard un soupçon de complicité avec les pays dits ‘occidentaux’ [vii].

Défis actuels

Les guerres, les problèmes internes, les transferts de populations et les mouvements démographiques justifient certainement les craintes fréquemment exprimées et c’est un véritable défi qui est lancé aux chrétiens, aux États dont ils dépendent et aux puissances étrangères avec lesquelles ils peuvent être en relation: comment survivre et rester présents sur un sol que leurs ancêtres foulaient bien avant l’avènement de « l’Islam »? Poser cette question c’est également s’interroger sur deux points essentiels cités par Bernard Delpal : « la structure même des Églises et des communautés chrétiennes, les relations intercommunautaires (…). Ainsi que l’aptitude à surmonter l’extrême diversité des minorités chrétiennes et à bâtir des relations régulières avec la majorité musulmane, débarrassées de toute crainte d’éviction, de marginalisation ou de persécution »[viii]. En outre, les chrétiens se voient contraints de résister aux vicissitudes des guerres au Proche-Orient et à leurs conséquences désastreuses, afin de sauvegarder leurs spécificités religieuses, historiques et culturelles, à moins que l’hémorragie qui les touche ne l’emporte en silence. Sinon, nombreux sont ceux qui se renferment dans des ghettos. D’autres ne se mêlent pas de la politique, enlisés dans un mutisme des plus dévastateurs.

Or, ce genre d’attitude n’aide aucunement à la gestion conviviale des sociétés proche-orientales et stigmatise les communautés chrétiennes en nations faisant partie d’une Umma (communauté) islamique, privées de toute efficacité puisque marginalisées du discours politique. Par ailleurs, il existe une opposition entre les chrétiens adeptes de pensées ‘laïques’ et ceux attachés aux systèmes confessionnels qui perdurent depuis l’implantation des millets par l’Empire Ottoman. Ces derniers perçoivent la dimension religieuse comme unique facteur à mettre en jeu dans une rhétorique politique et réduisent de ce fait l’identité de tout chrétien à un seul identifiant. Cette perception de l’identité est vivement combattue par le romancier Amin Maalouf qui valorise l’expression des voix multiples. Dans son ouvrage Les identités meurtrières (aux Éditions Grasset et Fasquelle, 1998), il affirme qu’une identité est meurtrière quand on la confond avec une seule appartenance qu’on brandit avec notre « tribu » à la face des autres.


Enjeux futurs

Les communautés chrétiennes au Proche-Orient essayent de relever les défis actuels et de faire face aux innombrables enjeux que le futur leur réserve. Mais leurs tentatives pèsent très peu face aux différents problèmes d’envergure auxquels elles sont confrontées. Enclines à se replier sur elles-mêmes, elles essayent tant bien que mal de s’ouvrir au dialogue interconfessionnel, jouant ainsi l’une de leurs dernières cartes de ‘survie’. D’où leur constante quête de relations fructueuses et égalitaires qui garantissent la paix et la convivialité. L’incarnation de leurs revendications en principes législatifs et en pratiques socio-culturelles effectives fait d’ailleurs partie du processus de clarification de leurs identités respectives en contextes diversifiés et en rapport avec leurs confrères et consoeurs musulmans.

En parallèle à cette quête « chrétienne » de liberté religieuse et de dialogue constructif, un nombre non négligeable de penseurs musulmans au Proche-Orient militent pour le pluralisme religieux. L’exemple de Mahmoud Ayoub est à cet égard des plus pertinents[ix]. En effet, celui-ci prône la reconnaissance des diversités religieuses et l’importance de la liberté religieuse comme facteurs essentiels d’une cohésion sociale. Le dialogue interreligieux est d’ailleurs une obligation citée dans le Coran. Il ne s’agit donc pas de tolérer mais de respecter les différences dans ce qu’elles peuvent apporter comme richesses. La recherche d’une paix relative et d’un simple vivre-à-côté devient ainsi insuffisante. Ainsi, il existe de part et d’autre des volontés et des pratiques de dialogues et d’ouvertures à l’altérité, sauf que le processus d’éradication des discriminations à l’encontre des minorités est loin d’être achevé. A cette fin, le sort des chrétiens devrait plus que jamais être débattu lors d’élaborations de politiques de gestion des diversités proche-orientales. Il ne s’agit pas uniquement de leur avenir qui est en jeu mais aussi de celui des majorités islamiques modérées, voir même de l’avenir du Proche-Orient.

[i] Leur nombre oscille entre 5 et 20%, selon que les recensements sont manipulés par le gouvernement ou gonflés par leur propre Église.
[ii] Chrétiens et Juifs dans l'Islam arabe et turc. Paris, Payot, 1997.
[iii] Claude Lorieux. Chrétiens d’Orient en terres d’Islam. Paris, Perrin, 2001, p.347.
[iv] « Les Gens du Livre », Cahiers d’Orient, vol.48, Paris, 1997, p.67.
[v] Plaidoyer pour un Islam moderne. Tunis-Paris, Cérès-Desclée de Brouwer, 1998, p. 82-83.
[vi] Op.cit. p.67.
[vii] Joseph Yacoub. Les assyro-chaldéens, un peuple oublié par l’histoire. Paris, Groupement pour les droits des minorités, 1989.
[viii] « Syrie et Liban, du bon usage du pessimisme ou réflexions au retour d’un voyage », Cahiers d’Orient, vol.48, Paris, 1997, p.124.
[ix] Études de relations islamo-chrétiennes. Balamand, Centre d’études islamo-chrétiennes, 2001 (en arabe).

Proche-Orient et colonialisme

Colonialismes et sociétés proche-orientales: un divorce inconsommé…
Par Pamela Chrabieh

Publié dans Scriptura Nouvelle Série (Université de Montréal), no.6-1, 2004, p.73-83.

« Mais j’ai vu ceux qui convoitent le privilège vous recommander
l’humiliation du Soi comme moyen le plus facile d’asservir vos frères.
Ils disent de même que l’amour de l’existence
implique de dépouiller les autres de leur droit.
Mais je dis que la protection du droit d’un autre
relève des actes les plus nobles et les plus beaux des hommes.
Et si mon existence était la condition de la destruction d’un autre,
alors, je le dis, la mort me serait plus douce.
Et si je ne trouvais aucune personne honorable ou aimante pour me tuer,
c’est alors avec joie que je me conduirais, de ma propre main,
à l’Éternité avant son moment.

Khalil Gebran


La dénonciation des colonialismes dans les sociétés proche-orientales, ou du moins leur évocation, ne semblent pas nécessairement faire la une des manchettes ces dernières années; et d’ailleurs, les luttes dites anti-coloniales appartiendraient pour la plupart des observateurs et des analystes au passé, supplantées par le conflit entre ‘la civilisation’ et ‘la barbarie’, la ‘guerre au terrorisme’, et, pour Samuel Huntington et ses détracteurs, par le choc entre l’Occident et l’Islam[1]. En ce sens, l’Islam, dit le « péril vert », le « nouveau danger global », s’est substitué au communisme ou le « péril rouge »; une logique qui fut malheureusement renforcée par la tragédie du 11 septembre 2001 et les discours tissés autour. En effet, ceux-ci n’hésitent pas à assimiler l’origine des conflits aux Proche et Moyen-Orients, ainsi que celle des tensions actuelles au niveau international à l’Islam dans ses fondements et préceptes.

A en croire ces discours, l’identité islamique incarnerait la violence sacrée, le Mal que le Bien devrait éradiquer par tous les moyens, y compris par la violence dite juste et légitime, ses objectifs se résumant au démantèlement d’un combat de religieux fanatiques et en l’implantation de la démocratie, de la paix et de la justice globales[2]. Pour Thérèse Delpech, chercheure associée au Centre d’études et de recherches internationales (CERI), on observe depuis le 11 septembre 2001 une « perte de contrôle des États, la radicalisation de la violence et la dissémination des moyens de destruction »[3]. La menace viendrait de partout et son centre ne se trouverait nulle part. Mais après-coup, « à la surprise des Occidentaux », selon Delpech, on découvre que la nébuleuse a pour source le « monde musulman », au sein duquel les attentats « ont été reçus avec satisfaction et fierté »[4]. Les regards accusateurs se tournent ainsi vers ce ‘bloc’ qui semblerait infesté de frustrations et le lien est immédiatement établi entre la Violence et l’Islam. A tel point que Thérèse Delpech taxe le terrorisme de « problème musulman » et de « responsabilité musulmane » et affirme que l’Islam est une religion qui encourage les approches les plus radicales des problèmes politiques[5]; celle-ci constitue même la cause de « l’incapacité [des sociétés des Proche et Moyen-Orients] à s’ouvrir aux valeurs démocratiques »[6].

Il est donc évident qu’avec la production de théories et de symboliques subversives, renforcée par l’adoption de politiques et de pratiques concentrationnaires et par l’occultation et l’étouffement de plusieurs réalités, que ce qui reste de l’esprit critique est bel et bien en péril et que la résistance à la prolifération galopante et insidieuse des préjugés constitue un des plus durs défis[7]. A cet effet, je me souviens des paroles de l’évêque Chucrallah Harb, qui en 1985, dans un contexte de guerre au Liban, débuta la préface d’un ouvrage sur les maronites en citant Einstein : « Quelle triste époque que celle-ci, où il est plus facile de briser un atome qu’un préjugé »[8]. Près de 20 ans plus tard, on peut affirmer sans hésitation que l’impensé, l’impensable et le politically correct sont encore de mise tant dans les sociétés proche-orientales qu’à une échelle internationale et c’est dans ce contexte que je me risque à pointer certaines problématiques cruciales, dont les conséquences sont subies par des millions de personnes depuis déjà plusieurs décennies. Pourquoi un ‘risque’? Eh bien, du simple fait qu’analyser, ne serait-ce que sommairement, des aspects des colonialismes dans les sociétés proche-orientales (en l’occurrence, libanaise, syrienne, palestinienne-israélienne et irakienne), revient à ouvrir une boîte de pandores, ceux-ci relevant à mon avis d’une multiplicité de facettes enchevêtrées et complexes, loin d’être désuètes.

Évidemment, si l’on adopte la définition du colonialisme comme étant une entreprise qui fut l’œuvre de certaines puissances d’Europe Occidentale au cours des derniers siècles et que, depuis les années 40 à peu près, les sociétés proche-orientales ont obtenu leurs indépendances respectives, on affirmerait alors qu’elles sont entrées dans une nouvelle phase de l’histoire, dite post-coloniale. Or, pareille définition stigmatise un processus incontestablement pluriel, impliquant une responsabilité européenne face au blocage actuel du processus de paix dans les sociétés proche-orientales et aux nombreux problèmes engendrés par les politiques coloniales, et même une responsabilité de la communauté internationale avec au premier plan les États-Unis[9]. L’objectif n’est pas d’excuser les horreurs perpétrées par des groupuscules d’extrémistes, mais de pointer la diversité des causes aux situations actuelles des sociétés proche-orientales et de leurs conséquences à court et long termes, ce qui m’amène à représenter la réalité de leurs relations avec les colonialismes à travers l’image d’un divorce inconsommé. Toutefois, je ne me penche pas dans cet article sur la question des systèmes politiques nationaux des sociétés proche-orientales - constituant certes un aspect fondamental des stratégies coloniales -, mais j’espère le faire dans le cadre de travaux ultérieurs. Pour l’instant, je travaille à identifier un point aussi crucial et que je résume par la pérennisation des occupations territoriales et des politiques coloniales : une dynamique à double-sens.

En effet, toute entreprise coloniale vise à occuper des territoires dont elle en tirerait profit à divers niveaux, et vice-versa, toute occupation territoriale implique l’implantation progressive de politiques coloniales. Il suffit d’évoquer l’occupation de l’Irak par les « forces de la coalition » depuis plus d’un an, celle du Liban par la Syrie depuis 1976 - et que l’on qualifie souvent de ‘protection-sororité’ -, ainsi que le colonialisme sioniste entrepris depuis près d’un siècle, pour se rendre compte que l’ère du colonialisme n’est pas révolue, mais que celui-ci adopte des visages multiples, mettant en jeu d’anciens et de nouveaux acteurs, d’anciennes et de nouvelles stratégies, bref, un processus de ruptures et de continuités intimement imbriquées.

1- L’occupation de l’Irak :
Une des facettes renouvelée des colonialismes dans les sociétés proche-orientales se traduit par le mécanisme machiavélique de la « guerre au terrorisme », implanté par l’administration états-unienne depuis quelques années déjà, fatuité coloniale, conduite au nom d’une mission qualifiée de ‘supérieure et sacrée’ (défendre le Bien contre le Mal, protéger la civilisation, instaurer la démocratie). En ce sens, l’occupant n’hésite pas à faire « un usage disproportionné de sa force », tel que l’affirme Ignacio Ramonet en illustrant ses propos par l’exemple suivant : « ainsi, à Fallouja, début avril, pour châtier les auteurs d’une profanation des cadavres de gardes privés tués dans un attentat, les forces américaines n’ont pas hésité à bombarder des quartiers d’habitations, causant quelque 600 morts civils »[10]. Il va de soi également de pointer les supplices infligés aux prisonniers irakiens de la prison d’Abou Ghraib, dont certaines images furent dévoilées dès le 28 avril, mais dont la pratique était connue bien avant cette date, notamment à travers les rapports du Comité international de la Croix-Rouge, d’Amnesty International et du général Antonio Tabuga[11]. Le bilan de l’invasion et de l’occupation de l’Irak est sombre : en février 2004, on dénombrait au moins 10000 victimes civiles, en plus d’un nombre inconnu de soldats[12].
« Plus nombreux encore sont ceux qui ont souffert de blessures graves et de traumatismes. Le manque d’eau potable et d’installations sanitaires, de même que la pauvreté, la malnutrition et la désorganisation des services sociaux, ont possiblement contribué à des dizaines de milliers d’autres morts. Des maisons, des édifices publics et des infrastructures essentielles ont été détruits. L’invasion a causé de lourds dommages environnementaux aux terres agricoles et aux fragiles écosystèmes désertiques, et a pollué le sol, la mère, les rivières et l’atmosphère. Dix mois après le début de l’invasion, les services de base, comme le téléphone, l’essence, le traitement des eaux, les systèmes d’égouts, l’électricité et même la collecte des ordures, n’ont pas été remis en état dans l’Irak ‘libéré’ (…). Le chômage est écrasant (…), soit un taux de 60%. Le niveau de sécurité est minimal (…). L’accès aux médicaments est limité et les écoles sont en très mauvais état (…). Les contrats de reconstruction ont été attribués en fonction des intérêts stratégiques des Etats-Unis et des grandes entreprises américaines (…). Les décrets directs de l’Autorité provisoire de la coalition sont encore plus scandaleux (…). L’arrêté 39 permet le contrôle complet des entreprises et des ressources irakiennes par des intérêts étrangers et supprime les barrières au rapatriement des profits réalisés sur ces investissements (…). The Economist décrit de telles mesures comme ‘un rêve capitaliste’, mais les experts juridiques, eux, les qualifient ‘d’illégales’ (…). Des mesures de répression directe sont déjà appliquées, dont notamment les tactiques habituelles d’occupation : couvre-feux, postes de contrôle, perquisitions à domicile, arrestations dans les quartiers, détentions, châtiments collectifs… »[13].

Sans compter que l’une des conséquences directes de cette politique coloniale est la perpétuation de la logique d’une supériorité de cultures, de religions, de modèles socio-politiques et de la conviction de relever d’une catégorie plus ‘civilisée’, plus ‘avancée’, voire, plus ‘humaine’. Ignacio Ramonet parle même du « mépris du colonisé » et du « refus » d’admettre son appartenance à l’espèce humaine. A cet effet, il cite Donald Rumsfeld qui a « reconnu récemment que les Irakiens sont des êtres humains »[14].

2- L’occupation du Liban :
Quant à la Syrie, elle occupe le Liban depuis 1976 et y exerce les prérogatives d’une force coloniale, en contrôlant les fonctions publiques, l’économie et les processus politiques tant internes qu’externes[15] : question-tabou rarement débattue tant aux niveaux national qu’international, sinon durement combattue une fois soulevée (répressions de manifestations estudiantines, emprisonnements arbitraires…). A ce jour, le gouvernement libanais prend la défense de la Syrie, clamant que le Liban a signé avec elle des accords de fraternité et de coopération en toute liberté et rappelant qu’elle contribue effectivement à l’instauration de la paix civile. Par ailleurs, il est nécessaire de rappeler l’invasion et l’occupation du Sud du Liban par Israël de 1978 à 2000, période durant laquelle « le massacre de Cana au printemps 1996 n’est qu’un épisode dans une suite ininterrompue de violences que subit la population libanaise »[16].
« L’opinion occidentale s’émeut de temps à autres de certaines brutalités de l’armée israélienne en Cisjordanie ou au Liban, mais dans l’ensemble ne rejette pas la logique perverse de cette présence israélienne; depuis la guerre du Golfe, elle accepte aussi sans états d’âme la prépondérance syrienne sur le Liban et l’effacement politique presque total des communautés chrétiennes »[17].


3- Le colonialisme sioniste :
Par « colonialisme sioniste », je réfère à la dynamique d’implantation systématique de colonies de peuplement en terres palestiniennes depuis l’application de la Déclaration de Balfour en 1917 qui visait la création d’un « foyer national juif » en se basant sur le slogan suivant : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». En effet :
« A aucun moment Theodor Herzl (1860-1904), principal fondateur du sionisme n’évoque leur existence [celle des palestiniens] dans l’ouvrage qu’il publie en 1896 sous le titre L’État des Juifs. Il y a pourtant en Palestine, où Herzl envisage de créer son État, 650 000 arabes, musulmans et chrétiens pour 35 000 juifs, qui vivent sous l’administration de l’Empire ottoman, alors puissance dominante dans la région. Et personne en Europe ne lui reprochera cette omission (…) »[18).

Fâcheuse ‘omission’ dont les conséquences se résument en un conflit meurtrier qui perdure depuis le début du 20e siècle, et que Leila Farsakh n’hésite pas comparer avec l’apartheid sud-africain[19]. Elle reprend à cet effet les paroles de l’évêque Desmond Tutu, Prix Nobel de la paix, lorsqu’il décrivait sa visite en Terre sainte : « cela ressemble beaucoup à ce qui est arrivé aux Noirs de l’Afrique du Sud. J’ai vu l’humiliation des Palestiniens aux points de passage et aux barrages routiers, souffrant comme nous quand de jeunes policiers blancs nous empêchaient de circuler »[20]. Il s’agit, selon Farsakh, d’un aspect d’une « bantoustanisation » des territoires occupés, « transformés en réserves de population fragmentées [notamment la Cisjordanie et la bande de Gaza], économiquement non viables et privées de toute souveraineté politique », emprisonnées par la construction d’un mur de séparation d’au moins 600 kilomètres - marquant une frontière unilatéralement définie par Israël, qui empiète sur celle de 1967 et isole les zones palestiniennes les unes des autres -, et dirigées par un système de permis de circulation et de fermetures de frontières[21].

Par ailleurs, l’implantation de colonies dont l’expansion continue sans relâche constitue une autre clé de cette « bantoustanisation ». Entre 1967 et 1993, le gouvernement israélien installe 300 000 colons en Cisjordanie et dans la bande de Gaza en construisant des logements sur des terres confisquées aux palestiniens, et envisage pour 2010 d’augmenter leur nombre à 1,3 millions. Selon des organisations israéliennes de défense des droits de l’homme, le gouvernement israélien a détruit plus de 7000 maisons depuis 1967, laissant 40 000 personnes sans abri[22]. Pour la gauche israélienne, la colonisation se justifie pour des raisons de sécurité, et pour la droite, par référence aux droits ancestraux des juifs. Même que pour le Goush Emounim qui prône le « nettoyage ethnique » de la Judée-Samarie par la déportation des palestiniens, « la colonisation fait partie d’un processus divin qui doit mener à la rédemption de l’humanité »[23]. Selon le chroniqueur William Safire, qui écrivait en 1996 un article à propos d’Hébron :
« Il n’y a pas besoin d’être un fondamentaliste ou un fanatique pour comprendre la profondeur des sentiments qui rattachent certains juifs très religieux à ce lieu. Leur détermination à demeurer dans un milieu hostile à Hébron est un symbole central de la survie miraculeuse à travers les millénaires d’un peuple persécuté »[24].

Or la lutte contre la persécution du « peuple juif » a malheureusement souvent viré en une persécution du peuple palestinien, et l’on ne peut en l’occurrence qu’appuyer les propos de Georges Corm dans son ouvrage « Conflits et identités au Moyen-Orient » (1919-1991) où il est question de penser une véritable paix en surmontant les incompréhensions, les traumatismes et le rejet d’une responsabilisation réciproque, surtout que « pour beaucoup d’occidentaux, si la paix est introuvable au Moyen-Orient, c’est largement la responsabilité de l’entêtement arabe à ne pas reconnaître la réalité israélienne comme incontestable accomplissement de l’histoire »[25]. En ce sens, une relecture de l’histoire des sociétés proche-orientales, sans omission ni enlisement dans les tabous, ainsi qu’une prise en compte de la multiplicité des facteurs expliquant leurs situations actuelles dans le cadre du développement de politiques régionales et internationales, m’apparaissent primordiales pour qu’enfin, un divorce entre les colonialismes et ces sociétés soit entériné, qu’une sortie du cercle infernal de la violence soit enclenchée et que la promotion du respect des droits humains et de la reconnaissance des différences soient implantées à long terme. Le moment venu, on parlerait alors de l’avènement d’une ère dûment ‘post-coloniale’…!

« Je refuse la faim comme on refuse la honte.
Je refuse la misère comme on refuse la mort.
Je refuse qu’un homme ait à mendier ce que l’humanité lui doit.
Je refuse d’admettre les prétendus bienfaits
d’une civilisation basée sur une philosophie de la souffrance.
Je refuse de m’extasier sur la conquête de l’univers,
sur les grandes aventures de l’espace, ou bien sur la magie
de la nouvelle mathématique, tant qu’il y aura au monde un enfant
aux yeux de peur, aux yeux de froid, aux yeux de soif…
Un enfant qui s’en va sans avoir rien compris.
Quelque part un homme est mort par omission,
Et ‘nous sommes tous des assassins’ ».

Nadia Tuéni
[1] The Clash of Civilisations and the Remaining of World Order. New York, Touchstone, 1998.
[2] En l’occurrence, Edward Goldsmith avance les propos suivants : « l’idée très ancienne, d’un modèle de développement qui serait semblable à celui de l’embryon et qui conduirait, de manière croissante et ininterrompue, de la pauvreté à un état de prospérité générale, est - comme tous les messianismes – plus dangereuse qu’il ne paraît. Un économiste français, François Partant, l’a fort bien compris : ‘Les nations développées se sont découvertes une nouvelle mission : aider le tiers-monde à avancer sur la voie du développement qui n’est autre que celle que les Occidentaux prétendent indiquer au reste de l’humanité depuis des siècles’ » (« Colonialisme et Néocolonialisme », dans Le Monde Diplomatique, avril 1996). Voire également l’article Stéphane Richter : « Une nouvelle théorie des dominos », dans Géopolitique, mercredi 12 mars 2003 (http://www.theglobalist.com/DBWeb/StoryId.aspx?StoryId=3012).
[3] Politique du chaos. L’autre face de la mondialisation. Paris, Seuil, La République des Idées, 2002, p.6.
[4] Op.cit. p.31.
[5] Op.cit. p.32.
[6] Op.cit.p.33.
[7] Voire l’article « Les mesures ‘antiterroristes’ », dans le bulletin du collectif Échec à la guerre, Québec, mars 2004, p.6-7. On y identifie notamment une série de mesures et de lois antiterroristes instaurées dans un grand nombre de pays autour du monde. En l’occurrence, certains États se servent du prétexte fallacieux de la lutte antiterroriste pour éliminer toute forme d’opposition et de critique du pouvoir. « On assiste donc à la criminalisation de la dissidence par l’imposition de restrictions à la liberté d’expression, d’information, de manifestation, d’association, de libre circulation, qui vont à l’encontre du droit international ».
[8] Antoine Khoury Harb. Les maronites, histoire et constantes. Liban, Éditions al-Sindyana, 1995, p.10.
[9] Selon Dominique Moisi, « à travers le colonialisme, l’Europe a voulu imposer son histoire, sa culture, ses langues, à des peuples qu’elle a conquis puis dominés (…). L’Europe n’a pas seulement des devoirs et des droits, elle a aussi des instruments d’influence réelle, qu’elle tend à négliger » (« Proche-Orient : l’Europe responsable », dans Le Monde, 23 mars 2001).
[10] « Images et bourreaux », dans Le Monde diplomatique, Juin 2004 (http://www.monde-diplomatique.fr/)
[11] Voire à cet effet le texte intégral : www.agonist.org/annex/tabuga.htm et le rapport d’Amnesty International 2003 : http://web.amnesty.org/ . Je réfère également au no.2061 du Nouvel Observateur (6-12 mai 2004), qui a publié plusieurs articles sur la guerre en Irak et sur le maltraitement des prisonniers irakiens.
[12] Voire « Iraq Body Count » : http://www.iraqbodycount.org/
[13] « L’invasion et l’occupation de l’Irak », dans le bulletin du collectif Échec à la guerre, Québec, mars 2004, p.3-5.
Voire aussi :
www.export.gov/iraq/contracts/contracts03.html
www.export.gov/iraq/contracts/contracts04.html
Public Notice on Organisation in the Workplace : www.cpa-iraq.org/regulations/PN2.pdf
[14] « Images et bourreaux », dans Le Monde diplomatique, Juin 2004 (http://www.monde-diplomatique.fr/)
[15] Antoine Basbous. « Après 25 ans d’occupation syrienne : les Libanais réclament leur liberté », dans Le Figaro, 23 avril 2001, p.15.
[16] Georges Corm. Le Proche-Orient éclaté, 1956-2003. Paris, Gallimard, 2003, p.911.
[17] Georges Corm. Le Proche-Orient éclaté…p.911. Selon Corm, « depuis 2000, à la frontière du Liban avec Israël, il s’agit plus d’un équilibre de la terreur que d’une frontière définitivement stabilisée. Le gouvernement libanais réclame, en effet, à juste titre, avant tout envoi massif de l’armée libanaise sur la frontière, la libération des prisonniers libanais en Israël et celle des villages de la zone dite ‘mazare’ chebaa’, occupée en 1967 lors de la conquête du Golan syrien, ainsi qu’une solution au problème des réfugiés palestiniens présents sur son territoire par la reconnaissance du droit au retour ».
[18] Jocelyne Grange et Guillemette de Véricourt. Questions sur les Palestiniens. Toulouse, Les Essentiels Milan, 2002, p.3.
[19] « De l’Afrique du Sud à la Palestine », dans Le Monde diplomatique, Novembre 2003 (http://www.monde-diplomatique.fr/)
[20] The Guardian, Londres, 29 avril 2002.
[21] Voire à cet effet le rapport d’Amnesty International 2003.
[22] Jocelyne Grange et Guillemette de Véricourt. Questions sur les Palestiniens. Toulouse, Les Essentiels Milan, 2002, p.28. Par ailleurs, je cite l’ouvrage de Dominique Vidal : Le péché originel d’Israël : l’expulsion des Palestiniens revisitée par les nouveaux historiens israéliens. Éditions de l’Atelier, 1998; il s’agit d’une synthèse d’enquêtes sur les circonstances de la guerre de 1948 et de l’exode palestinien et dont l’analyse démolit la version officielle tendant à rejeter la responsabilité de cet exode sur les dirigeants arabes. Je réfère également à l’ouvrage de Xavier Baron : Les Palestiniens : genèse d’une nation. Seuil, Collection « Points Histoire », 2000.
[23] Jocelyne Grange et Guillemette de Véricourt. Questions sur les Palestiniens. Toulouse, Les Essentiels Milan, 2002, p.28.
[24) « Coercion Won’t Separate Settlers form Israel’ Patrimony », dans International Herald Tribune, 24-25 décembre 1996.
(25) Georges Corm. Conflits et identities au Moyen-Orient (1919-1991). Paris, Arcantère, 1992, p. 17.