Depuis mon retour du Canada au Liban en 2006, j’enseigne les sciences des religions dans plusieurs universités. Mes recherches concernant le phénomène religieux et sa relation avec la politique, la guerre et la paix, ainsi que mes travaux auprès de plus de 2 500 jeunes universitaires, me poussent à formuler les préoccupations suivantes que je tiens à partager avec les lecteurs et les lectrices de L’Orient-Le Jour.
Une majorité des étudiants – dont l’appartenance politique, confessionnelle et socio-économique est plurielle – ignore l’histoire contemporaine du Liban et surtout la période 1975-1990, ou adopte une version spécifique de cette histoire, celle des parents, du parti politique ou de la communauté. L’antagonisme des mémoires héritées est tellement profond que ces jeunes, hormis une infime exception, sont prêts à être plongés dans des combats physiques, au-delà du conflit psychique, afin de protéger et de perpétuer ces mémoires. Il est temps, à mon avis, de sonner l’alarme. En l’absence d’une mémoire et d’une histoire nationales communes, unissant la diversité des récits sans exclusion des différences, il est à craindre une explosion civile à court ou moyen terme. Freud l’avait bien souligné en expliquant le concept de « mémoire transgénérationnelle ». Le peuple dans son ensemble, tout comme les individus, garde des impressions du passé sous la forme de traces mnésiques. Celui-ci peut donc connaître sur plusieurs générations des névroses, des retours du refoulé.
Au Liban, cacophonie et loi du silence se mêlent et s’imposent dans la transmission générationnelle. Or, celles-ci perpétuent le comportement tant de « la victime » que de « l’agresseur » et contribuent à diviser le corps social. Certes, il est crucial de se rappeler, non pas pour une instrumentalisation conduisant au démembrement, mais pour apprendre des leçons du passé, se réconcilier et préparer l’avenir. Se souvenir, guérir les blessures et commémorer :
1) afin d’assurer la continuité temporelle. L’injonction de l’Ancien Testament « Souviens-toi » est à cet effet éclairante, puisqu’elle peut être interprétée comme « Rappelle-toi qui tu es, à quel devenir tu es destiné » ;
2) pour forger une identité nationale collective. Les cérémonies commémoratives instituées par l’État sont destinées à rassembler le peuple et à inculquer des valeurs comme la morale du devoir ou la glorification de la liberté. L’enseignement de l’histoire est enrôlé dans cette fabrication de la mémoire collective ;
3) par respect des victimes des innombrables guerres au Liban, pour la lutte qu’elles ont menée, pour les sacrifices qu’elles ont acceptés.
Dr Paméla Chrabieh BADINE
Université de Montréal –
Université Saint-Esprit de Kaslik
Cet article fut publié dans la section 'Opinion' de l'ORIENT-LE-JOUR le 17-11-2011