A ce jour, le ‘Printemps Arabe’ fait place à un rude hiver. En effet, au-delà des résultats des élections en Tunisie, l’opinion mondiale découvre une Libye des révolutionnaires disloquée, la révolte syrienne se transformer en cauchemar, une Égypte en proie au régime militaire et à la chasse aux sorcières islamistes, une Palestine vivant dans l’apartheid, un Iraq ‘libanisé’ et un Liban ‘iraqisé’, au sein desquels les attentats-suicides sont devenus monnaie courante. Si le désir de liberté a permis à des Frankenstein politiques d’être, ces mêmes aberrations se sont donné pour mission d’étouffer toute pensée libre. La restriction des espaces d’expression est une réalité et l’imposition d’une compréhension étriquée de la loi divine risque de renvoyer ces pays aux âges les plus sombres de leur histoire. (…)
Il est vrai que l’existence même de faiseurs-es ou d’agents-es de paix qui tentent de promouvoir les valeurs de réconciliation nationale et les droits humains, constituerait la preuve de la possibilité de la paix, et que l’hiver ne tarderait pas à faire place à un nouveau printemps. Toutefois, il ne suffit pas d’exister d’une manière ponctuelle et disparate pour qu’un changement durable puisse advenir, pour que le cercle vicieux de la guerre soit brisé, pour transformer tant les mentalités que les systèmes socio-politiques, pour édifier une demeure commune pour tous et toutes. Il faudrait, parmi tant d’autres initiatives à entreprendre :
1- Déconstruire le choc des ignorances, beaucoup plus que celui des religions/confessions ; celles-ci sont d’autant plus graves qu’elles sont généralement inconscientes – ignorance de l’autre, de ses croyances, de ses traditions, de ses us et coutumes, de ses aspirations à la dignité et à la reconnaissance de son identité, de ses joies, peines et espérances.
2- Construire un savoir libéré du regard qui enferme les autres (et soi-même) dans des appartenances étroites, des stéréotypes, et qui transforme les traumatismes en mémoire édificatrice de la paix. Se libérer n’implique pas de se constituer un savoir normatif et définitif tel celui qui fut déconstruit. Il s’agit d’entreprendre une démarche interrogative, inséparable de la métamorphose, ondulatoire, telle la figure de l’arabesque.
3- Créer les conditions concrètes afin que puissent être dépassées ces deux impasses : d’une part, le rigorisme bigot du néo-salafisme et la culture de la violence, et d’autre part, les paradigmes idéologiques importés, issus de la condescendance néocoloniale.
Cette démarche de déconstruction et de construction-création, dans laquelle souvent quelque chose nous échappe, encore plus important que ce que nous pouvons saisir, nous accaparer et circonscrire, ce chemin en devenir, ne peut advenir sans une véritable communion humaine au sein de nos sociétés, dont la libanaise. (…) Cette communion, telle que je la conçois, est le dépassement des frontières tout en respectant la richesse des différences. Il s’agit du passage de la tolérance, de la simple coexistence au quotidien ou le voisinage indifférent, à la convivialité, laquelle contribue à dépasser toute tendance à vouloir choisir entre la négation de soi et celle de l’autre. Chaque pays, quels que soient ses déchirements, devrait avoir sa communion. Sans quoi, ce ne serait pas un pays, mais, selon Régis Debray, « un morceau de lune ». (…)
Dans l’Apocalypse de Jean, il y est dit que Jésus-Christ ouvre la voie au salut. Avec Marx, c’est le prolétariat et le parti. Mais pour l’apocalypse libanais et arabe, seule la communion humaine pourrait être le Messie (le Sauveur), pourrait prolonger l’itinéraire humain à voix multiples, en tenant compte du flou des frontières, de ce qui nous échappe, au-delà des singularités et communautarismes absolus/absolutistes. (…)
Il me semble qu’en dépit de tous les obstacles auxquels nous faisons face dans le monde arabe et notamment au Liban , la situation actuelle ouvre la porte au changement, à la subversion contre les avatars de l’histoire tumultueuse et sanguinaire, à la transformation des mentalités dichotomiques victimes- bourreaux vers une responsabilisation partagée, qui désacralise les seigneurs de la guerre encore au pouvoir, et qui favorise une citoyenneté actrice de paix pesant dans les choix à venir. (…)
Reste à oser aller à contre-courant, à franchir ensemble les frontières qui séparent, à muer la douleur en souvenir fondateur, à retenir la principale leçon de la guerre – qu’elle ne se reproduise plus ! – et comme le dit si bien Pierre Messmer : « Les Libanais n’ont jamais cessé de résister pour conserver leur liberté et leur identité. Ils ont subi de nombreuses invasions, ils ont affronté les pires épreuves, ils ont maintes fois été menacés de disparaître mais ils n’ont jamais désespéré de leur pays (…). A l’instar des Québécois par exemple, les Libanais démontrent qu’un peuple qui ne se résigne pas ne peut pas mourir ».
(Passages de ma conférence présentée à l’Espace Charenton, Paris, 9 Mars 2014)
3 comments:
Beau vent d'optimisme en ce matin!
Beau texte.
Félicitations Dr. Chrabieh. En espérant vous écouter aussi si de passage à Montréal.
Mr. Choukair, oui, un vent d'optimisme tout en restant pragmatique.
Mme Skaff, je vous remercie. J'espère aussi être des vôtres à Montréal.
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