Désigné par Rachid Benzine comme un des « nouveaux
penseurs de l’Islam», Mohammad Arkoun était professeur émérite d’histoire de la pensée
islamique à la Sorbonne (Paris-III) et directeur de la revue Arabica. Il faisait partie d’une mouvance d’érudits
engagés depuis les années 60-70 à remettre en question la cristallisation de
plusieurs types de discours (théologie, jurisprudence, exégèse…) de la pensée
islamique contemporaine en particulier et des études en sciences des religions
en général en des structures conceptuelles et épistémologiques figées, et à
plaider pour une pratique intellectuelle libre et libératrice, dans une
perspective de dépassement dégagée des postulats dogmatiques.[1]
Pourquoi parler d'Arkoun?
Pour
plusieurs raisons qui rejoignent mes propres préoccupations et que je présente
en ce qui suit:
Sa
méthode opère une rupture avec l’islamologie classique dominée par un cadre
épistémologique orientaliste. Il remet donc en question une certaine approche
narratrice et descriptive qui vise à informer le public « occidental » sur la
structure et la fonction d’une religion donnée. Elle opère également une autre
rupture avec la pratique pragmatiste et idéologique de chercheurs en sciences
sociales et politiques qui rejettent l’héritage islamique.
Selon
Arkoun, les voies de la modernité en contexte islamique n’ont pas à se modeler
sur celles de la modernité occidentale, même s’il prône l’incorporation et la
combinaison des sciences sociales modernes (linguistique, sémiologie, histoire
comparée des religions, sociologie…) dans l’étude de l’Islam et dans
l’interprétation des textes. Il ne méprise pas le savoir traditionnel des
sciences religieuses classiques, mais il reproche aux oulémas de s’être
approprié celui-ci et d’avoir figé l’interprétation des textes fondateurs. En
outre, il critique la sacralisation de la politique par les nationalistes et
les islamistes, comme il refuse la laïcité radicale telle qu’elle fut propagée
par Attaturk en Turquie au début du 20e siècle.
Sa méthode contribue de ce fait à répondre aux
questions suivantes: comment passer des discours sociaux aux dialogues
critiques? Comment passer du recueil des discours des fondamentalistes et des
islamologues « classiques », lesquels ne sont que descriptifs, à la construction
d’un espace de dialogues se donnant les moyens d’entrer en communication avec
la tradition?
Dans un article de l’Humanité, Arkoun affirme que la notion
d’islamologie appliquée s’est imposée à lui:
« après l'indépendance de l'Algérie, au moment
précis où les Algériens convoquaient l'islam, comme religion et comme culture,
en vue de reconstruire la personnalité arabo-islamique détruite par le
colonialisme. Cette manière de voir les choses et d'imposer une politique, dans
un pays comme l'Algérie, ne tenait absolument pas compte de la réalité
historique de cette jeune nation, ni du Maghreb, ni d'autre part de l'histoire
de l'islam et de la pensée islamique. Cette dernière ne s'est pas développée de
façon continue, depuis sa première émergence au 7e siècle et
jusqu'au 20e siècle. Il y a eu une rupture à l'intérieur de la
pensée islamique, depuis le 13e siècle, et ce bien avant
l'intervention du colonisateur.
« La plupart des musulmans refusent
aujourd'hui de regarder l'histoire dans son développement ample et de tenir
compte de cette interruption. Il y a pourtant eu, au 10e siècle, une
dimension intellectuelle, représentée en particulier par la philosophie, qui a
permis l'épanouissement d'un humanisme, c'est-à-dire d'un regard totalement
ouvert sur les cultures présentes au Proche-Orient, étudiées sans aucun
complexe, et sans que l'islam comme religion y apporte une seule restriction.
En tant qu'historien et philosophe, je ne pouvais accepter, cette opposition
idéologique entre un colonialisme qui a pulvérisé la personnalité
arabo-islamique de l'Algérie, et une personnalité qui pose justement, pour
l'ensemble des pays musulmans, des problèmes de relecture historique et
critique de l'islam comme religion, comme tradition de pensée, interférant avec
la notion même d'identité nationale.
« L'islamologie appliquée consiste à
prendre en charge les problèmes de la cité tels qu'ils se posaient après les
indépendances: problèmes pratiques qui recevaient des solutions d'une classe
politique refusant toute prise en charge de l'histoire de l'islam et de la
culture arabe, d'une part, et aussi, d'autre part, des réalités sociologiques
et anthropologiques de l'Algérie et du Maghreb. L'islamologie appliquée s'est
avérée très féconde. Grâce à elle, nous pouvons aujourd'hui analyser -
autrement que le font les sciences politiques - le type de discours qui se
développe, aussi bien du côté musulman que du côté occidental, pour parler
d'une guerre dont on veut totalement gommer ou transformer la genèse historique
et la programmation politique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
« L'islamologie appliquée est une
recherche scientifique qui écoute et qui observe les manipulations, par les
acteurs sociaux, des éléments disponibles d'une culture et d'une histoire pour
les approprier à des volontés politiques idéologiques et non pas pour essayer
d'éclairer le rapport d'un pays à son passé, à son anthropologie, à ses
réalités effectives. Il s'agit en somme de clarifier le passé pour construire
le futur ».[2]
-
partir de la catastrophe du choc colonial, mais
en deçà de l’idéologie colonialiste, il faut retrouver la mythologie à la
source du nationalisme moderne[4]
qui instrumentalisa l’instance religieuse, souvent de façon outrancière, par
l’entremise de manipulations idéologiques abusives, si fréquentes dans la
documentation relative à l’Islam.
-
désapprendre (« unlearn ») ce que nous avons
appris par ce qu’on nomme « les traditions », ce que sont la théologie, la loi
religieuse, la modernité et l’identité. Désapprendre est un processus et une
éducation visant la sortie du système d’exclusion mutuelle, en appliquant
l’exercice de la « subversion », qui n’est nullement une destruction ou un
rejet, mais qui essaye de comprendre le pourquoi et le comment des choses. Selon Arkoun, l’objectif n’est pas de
discuter des faits traités et de se concentrer par exemple sur l’identification
de « mythes d’origines »
dans les traditions religieuses juive, chrétienne et islamique, mais de problématiser le canevas
épistémologique articulant chaque discours - par exemple, en analysant les « régimes
de vérité », les systèmes épistémologiques de pensée à la base de la
construction du savoir.[5] En d’autres termes, il s’agit
d’analyser « comment » le discours a émergé et fut construit, et non s’il est
porteur de vérité ou de fausseté. D’où la conception selon Arkoun de la « pédagogie du chercheur-penseur » qui ne
devrait pas avoir pour tâche d’établir le vrai sens des textes sacrés comme
vécu et reçu par des croyants grâce à des systèmes hérités du Moyen-Âge
(théologie, philosophie, pensée légale, historiographie…), mais qui devrait
surtout problématiser tous les systèmes prétendant détenir le sens et offrir des
« effets de sens ».[6]
-
adopter une « stratégie cognitive ».[7]
En ce sens, « l’épistémologie historique » a une priorité sur celle purement
descriptive et offre un «itinéraire d’interrogation»: jusqu’à quel point les
protagonistes sont-ils conscients des dimensions idéologiques de leur discours
et de leur action historique? Quelles structures cognitives
emploient-ils dans le but d’interpréter leur religion? L’appliquent-ils au
contexte actuel de leur vie ou la remodèlent-ils sur la base de pressions
historiques? Jusqu’à quel point développent-ils
une relation critique entre leur passé et leur présent afin d’avoir un meilleur
contrôle sur le futur, et comment cette relation pourrait-elle être effective
et créatrice?
En
d’autres termes, l’islamologie appliquée est une « archéologie des discours
sédimentés et des évidences sclérosées »:[8]
- Elle n’interroge
pas uniquement le ‘texte’ originel, mais aussi les interprétations et les
imaginaires qui ont été tissés et fabriqués autour de sa vérité intrinsèque.
« Elle opte pour la mise en question d’un texte formulant ‘un discours
sur’ un autre texte et prétendant détenir le ‘langage vrai’ sur ses visions et
ses vérités sous-jacentes ».[9]
D’ailleurs, le Coran est un texte « ouvert » qu’aucune interprétation
ne peut clore « de façon définitive et ‘orthodoxe’ ». Au contraire, selon
Arkoun, « les écoles dites musulmanes sont des mouvements idéologiques qui
soutiennent et légitiment les volontés de puissance de groupes sociaux en
compétition pour l’hégémonie ».[10]
- Elle insiste sur le
besoin de pratiquer une méthode « régressive-progressive », combinant la
perspective historique à long terme avec la perspective à court terme -
adoptée par la nouvelle génération d’islamologues -, car tous les discours
contemporains émergeant dans des contextes islamiques, réfèrent inévitablement
à la période de la naissance de l’Islam et de son Âge d’or, utilisés comme
appuis mythologiques pour réactiver des « valeurs » - paradigmes éthiques et
légaux - qui devraient être remises en question (critique de « la raison
islamique »).[11]
- Elle vise à « substituer
au climat de méfiance et de dénigrement réciproque, l’exigence d’une recherche
scientifique solidaire ». [12]
Selon Arkoun, il faut rompre avec la critique purement idéologique dirigée « contre
l’érudition ‘orientaliste’ »; de même qu’il convient « d’éliminer les
excès dangereux du courant d’opposition systématique à ce que les arabes
nomment ‘l’agression culturelle’ de l’Occident ».[13]
Arkoun
prône ainsi une structure conceptuelle et épistémologique en trois temps:
- La transgression
des terminologies et des concepts issus de visions théologiques qui ont
mythologisé les textes sacrés en un cadre dogmatique immuable et absolu
(critique de l’épistémè figée, du discours fondateur et du cadre de la pensée
islamique, des fondements et des mécanismes de production de sens: donc, un pas
de plus qu’al-iğtihād - effort d’interprétation - qu’il est important
d’entreprendre sur des bases non archaïques).[14]
La transgression se fait par l’interrogation de la réalité vécue à l’aide
d’outils cognitifs empruntés aux sciences humaines et sociales (linguistique, histoire,
anthropologie, psychologie, etc.)[15]
et non pas avec des outils hérités de l’islamologie classique: « si
l’islamologie classique n’a jamais entraîné une redistribution quelconque du
savoir occidental, c’est que la plupart de ses praticiens sont restés
solidaires de la vision historiciste et ethnocentriste ».[16]
- Le déplacement des
structures de ces visions, d’une dimension exclusivement théologique vers
d’autres approches. Le déplacement permet le dévoilement de ce qui a été
étouffé et masqué. Selon Arkoun, on peut appliquer les sciences humaines pour
interpréter le Coran aujourd’hui: structure, forme et sens du Coran; Révélation mecquoise et
Révélation médinoise; le rationnel, l’imaginaire, le fantastique - psychologie
du savoir - (anges, djinns, salut): nouveau champ d’études; l’émergence d’une
personne responsable (péché, vertu, vice, loi, relations interpersonnelles); la
construction d’un individu comme créateur, croyant, agent social, sujet moral,
légal et spirituel; la société, la loi, la culture, la gouvernance (autorité,
continuité; non-violence et vérité opposées à la violence; le sacro-saint et le
vrai; mâle, femelle, enfant, esclave, guerre, commerce…). Il s’agit de
stratégies qui peuvent être appliquées à divers textes religieux (islamiques et
autres), les orientalistes s’étant limités à un examen philologique des textes
coraniques et à une reconstruction de certains faits, mais ayant ignoré la
structure de relations interpersonnelles, la situation du discours comme
conditionné par le contexte, la solidarité fonctionnelle entre l’État
centralisateur, l’écriture, les élites et l’orthodoxie.[17]
- Le dépassement des
discours sclérosés en mettant en valeur le caractère dynamique et évolutif de
la raison interrogative.[18]
Pour Mohammad Chaouki Zine:
«Critiquer, ne signifie pas ‘briser’ ou
‘dénigrer’, mais valoriser et évaluer selon des critères scientifiques,
épistémologiques et objectifs. Prendre la critique avec ce sens positif,
créatif et fructueux signifie l’exorcisation d’une crainte millénaire vis-à-vis
de la perte du sens, de la ruine de l’identité et du crépuscule des valeurs. La
crainte n’a rien du nihilisme ni du scepticisme. Elle est éminemment créatrice
et fondatrice. Telle est la devise de la pensée d’Arkoun en dépit des
incriminations infondées».[19]
Il m’a
donc semblé pertinent de m’inspirer de la méthode d’Arkoun pour construire la
mienne dans certains de mes travaux, certes dans le sens de ce qui a été présenté précédemment - et surtout
en ce qui concerne la nécessité de dépasser les systèmes de production de sens,
qu’ils soient religieux ou non, qui tentent d’ériger le local, l’historique
contingent, l’expérience particulière en universel, en « transcendantal », en «
sacré irréductible »; et aussi parce que sa méthode permet d’analyser la
question de la religion en reconsidérant son rôle dans le fonctionnement d’une
société de l’espace méditerranéen. Toutefois, mon apport personnel se situe à
plusieux niveaux:
-
encore plus qu’Arkoun, il m’importe
d’investiguer des discours théologiques sans les dévaloriser, mais en y puisant
ce qui pourrait favoriser l’éclosion de lectures et de pratiques renouvelées de
la gestion des diversités au Liban et au Moyen-Orient (dont la diversité religieuse, la diversité socio-politique, la diversité des genres...). Mon approche conceptuelle est héritière en
quelque sorte de ces discours qui se situent dans un mouvement de renouveau (tağdīd) et de
réforme (iṣlāḥ); elle est en continuité avec
ceux-ci et n’en renie pas les contributions.
-
certes, mon investigation a le même objectif
que celui d’Arkoun: remettre en question des constructions de savoirs teintées
de frénésie idéologique, de préjugés, de non-dits, qui forgent des pensables et
des impensables et figent la société libanaise, la mémoire des libanais et
leurs identités en blocs immuables - le même cas s'impose aussi dans les pays avoisinants.
-
certes, je vise ainsi à dépasser l’énoncé des
discours analysés pour en rechercher les ressorts et les mécanismes non
apparents à première vue, du fait du système épistémologique des discours en
vigueur. Toutefois, contrairement à Arkoun, je n’affirme pas que mon approche
est neutre, et qu’elle établit une distinction nette entre la recherche de la
vérité et l’identification des pensables et des impensables. En ce sens, comme
travail de vérité, mes travaux se veulent d’être une action politique contre le
silence, le non-dit, l’impensé et l’impensable.
- Par ailleurs, la frontière entre le comment
le discours est construit et ce qui y est dit ne me semble pas aussi
claire que l’affirme Arkoun. Pour ma part, elle est poreuse. En fait, ces deux
questions sont complémentaires: le comment finit par renvoyer au contenu
et vice-versa. On ne peut analyser le comment sans déboucher à une
redéfinition du contenu.
-
Arkoun travaille énormément sur la
déconstruction, bien qu’il parle de reconstruction et en ce sens, appelle au
partage des connaissances entre divers champs disciplinaires et entre
chercheurs de diverses ères culturelles. Pour ma part, non seulement j’estime
que la déconstruction est insuffisante en soi et devrait être accompagnée d’une
reconstruction; mais je crois aussi que cette dernière devrait adopter ce que je
nomme une logique de l’interpénétration, afin d’assurer la fécondation
du fourmillement des conceptions et des pratiques issues d’instances
et d’élites - ou ceux qu’on nomme d’habitude les « possesseurs du savoir » - et
de divers autres acteurs de la société civile.[22]
Ainsi,
l’interpénétration implique à mon avis ce qui suit:
- En premier lieu, l’engagement dans le terrain
de la complexité sur lequel les faits objectifs ne parlent qu’à la lumière de
subjectivités, ou
la prise en compte de discours et de pratiques d’individus et de groupes -
témoignages, expériences de vie, rituels, actions sociales… - mettant en jeu
une pluralité de référents identitaires qui existent et répondent à des
besoins.
- En deuxième lieu, l’ouverture entre les
théologies, les sciences des religions et les sciences humaines, et donc le dépassement de
frontières dites immuables entre des champs disciplinaires perçus comme pouvant
évoluer indépendamment l’un de l’autre. Il me semble qu’on ne peut plus penser
la gestion des diversités au Liban et au Moyen-Orient avec le seul cadre théorique de théologies, des sciences des religions ou
alors des sciences humaines. Face à la complexité des dynamiques identitaires -
dont certains éléments sont identifiés dans la quatrième partie de la thèse -,
il convient de les croiser de façon à en saisir la consistance et les
mouvements qui les produisent.
Plus
particulièrement, les théologies, les sciences des religions et les sciences
humaines ne peuvent rendre intelligibles les dynamiques constitutives et
transformatrices des identités au Liban et au Moyen-Orient, ni répondre aux enjeux du contexte
actuel libanais par un meilleur ancrage socio-politique et par la diffusion de
leurs idéaux et principes, ni du moins mettre en jeu leur potentiel
pacificateur en approfondissant leurs approches de la convivialité sociale,
sans s’ouvrir entre elles, mais également avec les discours et les pratiques
développées par des acteurs individuels et collectifs de la société civile qui
ne sont ni des instances religieuses ni des élites. En ce sens, il est
important d’opérer une gymnastique de la pensée, de sortir des ghettos
intellectuels et d’être à l’écoute des attentes et des aspirations de toutes
les composantes de la société libanaise et des autres sociétés moyen-orientales.
- En troisième lieu, l’interpénétration
implique la prise en charge des manipulations ou des stratégies d’exacerbation
des différences à travers la construction et la promotion de stratégies de
partenariat et d’échange. Cela consiste à tisser des liens, sans tomber dans une pensée de la
confusion, mais on brise l’homogénéité, l’univocité et l’hégémonie de certains
discours. On ne tombe pas non plus dans le sporadique, l’éclaté, le
fragmentaire; il s’agit plutôt d’une «
anarchie organisatrice »[23] ou
d’un incessant effort pour mettre en jeu l’unité dans les diversités de
repères, d’acteurs et de registres de connaissances. L’interpénétration ne rime
nullement avec ce que Daryush Shayegan qualifie d’« hybridation de la pire
espèce », ni de «bricolage ludique» qui « s’évertue à construire, grâce aux
amalgames, les cocktails les plus explosifs ».[24]
- En quatrième lieu, l’interpénétration
contribue au dépassement qui ne peut être que « le fruit d’un regard sur
l’autre dénué de tout projet d’autojustification et d’un regard sur soi-même
qui ne se complaît pas dans des poncifs convenus ».[25]
En d’autres termes, elle implique une critique constructive, ou un mouvement
de critique et d’autocritique, ces deux facettes de la pensée dialectique
qui vont de pair:
« Il n’est aucune
moisson possible sans ce double effort, vers l’intérieur d’abord, telle est la
fonction stimulante d’une autocritique qui refuse la mortification, puis vers
l’extérieur, c’est celle de la critique (…). En réalité, il n’y a de critique
valable que si elle est, par essence, une autocritique. Sa valeur cathartique
est à la mesure de l’amour que l’on porte à la chose critiquée ».[26]
En
somme, ces quatre stratégies sont intrinsèquement liées et traversent mes travaux.
[1] Cf. Benzine, R., Les nouveaux penseurs de l’Islam, Albin Michel, Paris, 2004. Parmi
ces nouveaux penseurs, on note: l’iranien Abdoul Karim Soroush, le pakistanais
Fazlur Rahman, la marocaine Fatima Mernessi, l’égyptien Nasr Hamîd Abou Zayd,
les tunisiens Abdelmajid Charfi et Mohammad Talbi, le Sud-Africain Farid Esack,
le syrien Mohammad Shahrour, etc.
[2] L’Humanité, 2001-11-13.
[3] Cf. Arkoun, M., The Unthought in Contemporary Islamic Thought,
Saqi Books, London ,
2002.
[4] Le nationalisme est appelé Qawmiyya en arabe, par référence à Qawm qui signifie groupe. L’adjectif
« national » est traduit selon les circonstances par milli, watani ou qawmi. La « nationalité » est dite jinsiyya par référence au jins
qui signifie, selon le cas, race, espèce, genre ou sexe. Le terme
« nation » - au sens d’une représentation que les individus vivant en
collectivité se font de l’être collectif - n’a pas d’équivalent arabe clair et
exclusif, et cela prouve à quel point ce concept « nouveau », importé
de « l’Occident » (cf. Mohamed Charfi, « Culture de paix et
monde arabe », dans Abou, S., Maïla, J. (dir.), Dialogue des cultures et résolution des conflits, op.cit., p.75-84.), est encore
insuffisamment reçu et constitue une problématique non résolue. En témoignent
les obstacles auxquels se heurtent les États-nations implantés depuis près de
cinquante ans au Proche-Orient et en Afrique du Nord : voire notamment
l’imposition d’un unanimisme obligatoire - l’identité arabo-islamique - à
travers la négation des différences, que l’on parle de nationalisme d’État
comme en Égypte et en Syrie, de nationalisme communautaire comme au Liban ou de
nationalisme transnational comme le cas palestinien ou encore celui de la
Nation arabe. Notons que pour Charfi, la modernité - et le concept de la nation
qu’elle charrie avec elle - n’a été reçue dans le monde arabe que
partiellement; elle se réduit à des formes : « ce ne sont plus les
uléma qui font la loi, mais des parlements. Parfois, ce ne sont plus des rois
qui gouvernent mais des présidents » (…). A chaque fois, on opprime
l’individu au nom d’un intérêt supérieur » (p.79). Celui-ci plaide pour
l’implantation d’une « véritable modernité ». Mais là encore, le
débat sur la « modernité » - définitions, réceptions, etc. - en
contexte proche-oriental et en particulier en contexte libanais demeure ouvert!
[5] Arkoun, M., op.cit., pp.41-42.
[6] Ibid.
[7] Arkoun, M., op.cit.,
p.10.
[8] Cf. Zine, M.Ch., « Mohammad
Arkoun et le défi de la raison islamique », 2001. Selon Arkoun, le savoir que
prétend refléter ces discours ne tire pas sa légitimité du sacré mais d’une
certaine lecture, d’une certaine orientation et d’une certaine façon d’agencer
le sacré, http://oumma.com/article.php3?id_article=233,
consulté: 2003-10-04.
[9] Ibidem.
[10] Arkoun,
M., Pour une critique de la raison islamique, Maisonneuve
et Larose, Paris, 1984, p.132. En ce sens, Arkoun
fait remarquer dans son ouvrage The Unthought in Contemporary Islamic Thought: «voices are silenced, creative talents are neglected, marginalized or
obliged to reproduce orthodox frameworks of expression, established forms of
aesthetics» (p.11). Dépendamment des
politiques en place, on passe d’un pensable
(thinkable) à un autre, déterminant alors ce qui est impensable (unthinkable).
Dans les « pays musulmans », la sphère de l’impensable a été étendue à cause de
l’imposition de la censure sur les activités intellectuelles et culturelles, tant
par l’État que par l’opinion publique et surtout en ce qui concerne la
religion. Selon Arkoun, plusieurs intellectuels ont intériorisé ce double
contrôle au nom de la nation ou de la religion. Il
renchérit à la p.15:
« Religion, and all matters related to religious life and expression,
is one of the most important fields where political and social forces generate
a confusing and obscurantist thought which requires the problematisation
suggested in my title ‘The Unthought in Contemporary Islamic Thought’. Islam
everywhere has been put under the control of the state (étatisé); but the
religious discourse developed by the opposing social forces shifted to a
populist ideology which increased the extent of the unthought, especially in
the religions, political and legal fields ».
Il y a même accumulation des impensés et des impensables selon Arkoun depuis le 16e
siècle, alors que la pensée islamique s’est détachée de son propre héritage
classique en éliminant la pratique de la philosophie et de la théologie (qu’elle
devrait réimplanter). D’où le caractère non-fondé de l’argument proclamant
l’incompatibilité entre la ‘science occidentale’ et la pensée islamique qui
n’admettrait aucune validité théorique ou pragmatique de la première. C’est ce
qu’enseignent par exemple des islamistes militants pour lesquels l’Islam a une
valeur insurpassable en tant que source et fondement de toute légitimité
religieuse, éthique, sociale, politique et économique. Il en est de même en
« Occident », lorsqu’on prône des valeurs supérieures à l’Islam et au
reste du monde, d’où la théorie du choc des civilisations. Arkoun ne nie pas
l’existence d’un choc, mais celui-ci se trouve entre les imaginaires collectifs
construits et maintenus de toute part au travers des impensés et des impensables
(p.18).
[11] Arkoun déplore « the lack of theoretical discussion of
epistemological issues among scholars and the cognitive status of reason in the
texts used as historical sources » (The
Unthought in Contemporary Islamic Thought, op.cit., pp.10-11).
[12] Arkoun, M., op.cit., p.48.
[13] Ibid.
[14] « Writing history without making an issue of each word, each
concept, each attitude used by the social protagonists, is misleading and even
dangerous for people who assimilate the representations of the past as proposed
by historians as the undisputable truth about this past » (Arkoun, M., op.cit., p.32). L’épistémè désigne le cadre de la pensée dans une époque donnée:
Foucault, M., L’Archéologie du Savoir,
Gallimard, Paris, 1969; à rapprocher du concept de «
paradigme » (ensemble des croyances et traditions scientifiques constituant la
volonté de savoir d’une époque) forgé par l’épistémologue américain Thomas Kuhn
dans The Structure of Scientific
Revolutions, Chicago, 1962. Arkoun parle également de transgresser les frontières
religieuses et nationalistes marquées par les errements idéologiques, les
dissertations apologétiques qu’imposent les quêtes d’identité manipulées et les
irruptions de nationalismes et de communautarismes ravageurs; d’où la nécessité
de déconstruire les discours qui usent de doctrines occultant les imaginaires
collectifs. En référant au cas algérien,
Arkoun avance l’exemple de l’étatisation de la religion suite au colonialisme
et dans la période post-coloniale: le ministre des affaires religieuses prend
les décisions sous le contrôle du parti unique et les oulémas suivent la volonté de l’État en interdisant al-iğtihād (délégitimé à un niveau individuel), et
en favorisant l’enseignement de concepts et de mythes sclérosés (appuyé par un
discours nationaliste monopolisant tous les pouvoirs). Or, rappelle Arkoun, le
musulman est théologiquement habilité au libre examen des Écritures sacrées. En
outre, il est urgent de créer une alternative à l’expression idéologisée et à
la transcription fondamentaliste de la religion. En ce sens, Arkoun avance les
propos suivants dans une entrevue faite par Patrice de Beer et Henri
Tincq (LM, 2001-10-06):
« L’Islam doit être enseigné dans un
espace intellectuel et scientifique qui dépasse ses expressions cultuelles. Les
professeurs devraient être formés et un enseignement organisé dans les lycées,
collèges et institutions de recherche scientifique. Or très peu de mes
collègues chercheurs en France, en Amérique ou en Europe sont convaincus de la
nécessité d’une islamologie appliquée faisant appel à l’érudition, utilisant
toutes les ressources des sciences sociales et qui soit appliquée au terrain [voir
l’importance par exemple de l’histoire psychologique, sociologique et
anthropologique qu’il faut intégrer dans les sciences politiques et sociales
lorsqu’il s’agit d’étudier les traditions de pensées et les systèmes culturels
‘non-occidentaux’, ignorées par des historiens qui ne se concentrent que sur la
narration et la description]. Or ce terrain est occupé par les fondamentalistes
qui se livrent à un lavage de cerveau des jeunes sans défense. Et je devrais,
moi l’érudit, rester absent de ce combat? ».
[15] Évidemment, il ne s’agit pas de se
spécialiser dans toutes ces approches, mais d’intégrer quelques éléments
conceptuels et méthodologiques et de puiser à des résultats pertinents pour une
recherche particulière, et ce dans un cadre qui a sa propre cohérence, voire
l’islamologie appliquée.
[16] Arkoun, M., op.cit., p.47.
[17] Arkoun, M., op.cit., pp.45-46.
[18] Zine, M.Ch., op.cit.
[19] Cf. Talbi, M., « L’intelligent », JA, no.2122, septembre 2001; Vidyarthi, Sh., « Dilemma
of the Unthinkable », http://www.indiawise.com/reviews/rev09.htm, consulté : 2004-10-30.
[20] Arkoun lui-même affirme que sa méthode peut
être applicable à l’analyse de discours autres qu’islamiques: « I hope to
extend the relevance of these concepts [qu’il a élaborés] to the social
sciences applied to the study of the religious phenomenon » (op.cit., p.10).
[21] Une question s’imposait dès le départ: comment parler des impensables, des
non-dits, des silences, limites inhérentes aux discours étudiés? Notamment en
les identifiant à la lumière de l’analyse d’autres discours et pratiques. Ce
que je fais dans la quatrième partie de la thèse.
[22] Lorsque je réfère à la société civile, celle-ci regroupe les liens choisis
délibérément ou non par les individus citoyens (adhésion à l’État national, à
un parti, un syndicat, une ONG, une religion, une confession, une famille, un
clan…); un individu peut avoir plusieurs allégeances. Comme je le montrerai
dans ma thèse, je ne crois pas à la pertinence d’une séparation nette entre « société
communautaire » et « société civile » comme le fait Fadia Kiwan
dans « Consolidation ou recomposition de la société civile d’après-guerre », CM, no.47, automne 2003, pp.67-78.
[23] Cf. Morin, E., Penser l’Europe, Gallimard, Paris, 1987, p.61.
[24] Sahayegan, D., «Le choc des
civilisations», Es, Paris, avril 1996, p.48.
[25] Cf. Hopes, J., «Le laïc et le multiconfessionnel: les modèles français et
britannique sont-ils incompatibles?», Religion et politique, une liaison
dangereuse? Complexe,
Paris, 2003, p. 173.
[26] Cf. Chebel, M., Manifeste pour un Islam des Lumières. 27 propositions pour
réformer l’Islam,
Hachette Littératures, Paris, 2004, pp.17-19
4 comments:
Superbe Dre! Une continuité et un dépassement!
Merci :)
Merci pour cette belle contribution! Excellente!
Impressionné par cet article, ce blog et tous vos travaux. Bravo! et quelle belle analyse des travaux d'Arkoun, tout en proposant du nouveau.
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