Ci-dessous le résumé de ma conférence lors du colloque 'La Présence Libanaise dans le Monde' (USEK, Liban, 27 Mars 2014).
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Les libanais-es sont
établis-es au Canada depuis la fin du 19ème siècle. Leur émigration se décline
en cinq vagues. Leur communauté n’est pas uniquement réputée pour la fraude, la bonne cuisine et le fiasco de l’évacuation de l’été 2006. Disparate, cloisonnée et formée de multiples identités et
modalités d’appartenances, celle-ci contribue de manière substantielle à l'évolution et
la prospérité du pays d'accueil, et ce à plusieurs niveaux: politique, social,
économique, artistique, académique et littéraire.
Je présente dans mon
texte, lequel serait publié à la suite de ce colloque, un aperçu historique de
cette présence et de ces contributions, ainsi qu’une introduction descriptive
et analytique aux oeuvres de trois auteurs-es/ écrivains-es, issus de la
troisième vague (les années 70-80 du siècle dernier), qui ont acquis une
notoriété nationale, au carrefour des sciences politiques et sociales et essais
sur la guerre et l'exil, mais qui ne sont pas connus du public libanais vivant
au Liban : Sami Aoun, Maria Mourani et Rawi Hage.
(...)
1- J’eus l’honneur de rencontrer le professeur Sami Aoun lorsque je
vivais à Montréal. Nous participâmes ensemble à quelques conférences et il
fut l’un des membres du jury lors de la soutenance de ma thèse doctorale. Politologue, professeur titulaire à l’Ecole de politique appliquée à
l'Université de Sherbrooke, Sami Aoun est détenteur d’un doctorat en
Philosophie de l’Université Saint-Esprit de Kaslik (1980), d’un M..A. en
philosophie et d’un B.A. en philosophie et psychologie de l’Université
Libanaise. Suite à quelques années d’enseignement universitaire (Université
Libanaise), celui-ci s’exila au Québec, où il découvrit un système alliant liberté et civisme
social - un rêve qu’il aimerait encore d’ailleurs voir concrétiser un jour au
Liban. Les nombreux écrits et analyses du Dr. Aoun, nommé ‘le passeur culturel au
Québec’ sont caractérisés par le sens de la nuance, qu’il lie à son
père (son premier ‘lieu’, son premier sens de la nuance), et par l’ouverture
et le dialogue, qu’il lie à sa mère et au Liban d’avant la guerre - un
milieu qu’il qualifie d’ailleurs de ‘cosmopolite ouvert au dialogue’ – mais qui a perdu cette
qualité dès les années 70, surtout au sein du milieu politique.
Le printemps arabe :
mirage ou virage ? (Médiaspaul, Montréal,
2013),
Le retour turbulent de
Dieu (Médiaspaul, Montréal,
2011)
Aujourd’hui l’Islam Fractures, intégrisme et modernité (Médiaspaul, Montréal, 2007),
(...)
2-
Rawi Hage naquit à Beyrouth en 1964. Il quitta le Liban en 1984, vécut à New York où
il étudia la photographie, immigra au Canada en 1991 et
poursuivit ses études tout en travaillant comme gardien de sécurité la nuit,
chauffeur de taxi et photographe, avant de se lancer dans l’écriture. Son premier roman en 2006, ‘De Niro’s Game’, connut un énorme succès. Il
y relate l’histoire de Bassam et Georges (alias De Niro), deux amis d’enfance
qui ont grandi dans un Liban déchiré par la guerre et qui ont dû choisir entre
rester à Beyrouth et s’enliser dans la violence, ou s’exiler
et devenir aliénés. ‘De Niro’s Game’ montre bien que la vie en contexte de
guerre n’est qu’une partie de roulette russe, un voyage au bout de l’enfer, où
les blessures subies sont difficiles à cicatriser. La roulette russe, comme image de la futilité
de la guerre, de la légèreté de nos vies, de la marche implacable du destin. (...) Le deuxième roman de Rawi Hage, ‘Cockroach’ (2008), traite plus
précisément le thème de l’aliénation. Le protagoniste vit dans la
pauvreté en marge de la communauté immigrante de Montréal et rate une tentative
de suicide. On l'oblige à entreprendre
une thérapie avec une psychologue pleine de bonnes intentions, à qui il livre
malgré lui une confession de voleur solitaire, révélant peu à peu son enfance,
ses rêves, la haine qui l'habite, sa vie de cafard, voire de misère, de rejet
et de mépris, de statut d’immigré sans le sou, décalé, indésirable, invisible.
Celui-ci reste anonyme – son prénom n’est pas révélé, ni son pays d’origine.
L’auteur insiste sur la notion d’anonymat, d’insignifiance de l’individu.
Condamné à la solitude et la précarité, le protagoniste se définit lui-même
comme une vermine qui, pour survivre, rampe à ras du sol. Le mal du protagoniste
n’est pas celui d’un immigrant fortuné qu’on célèbre avec ses identités
multiples dont la richesse est bénéfique pour tous, mais d’un immigrant dont
les identités se soustraient pour ‘nullifier’ tous ses compatriotes sans
exception, dépouillent le monde et font en sorte qu’il y vit par en-dessous,
sans lumière, sans bruit, dans un univers d’insectes!
(...)
3 3- Maria Mourani est d’origine libanaise, maronite, née à Abidjan (Côte d’Ivoire). Elle
émigra au Québec en 1988. Sociologue et criminologue, elle travailla comme agente
de libération conditionnelle pour le Service correctionnel canadien et comme
éducatrice dans les Centres jeunesse de Montréal. Députée fédérale de la
circonscription d'Ahuntsic de 2006 à 2011, elle fut porte-parole de différentes
causes à caractère social et décorée de la médaille
d’honneur de l’Union libanaise culturelle mondiale en août 2008 à Beyrouth. Publiquement opposée au projet du gouvernement québécois
d’interdire le port des signes religieux distinctifs chez les fonctionnaires,
elle est expulsée du caucus du Bloc québécois le 12 septembre 2013 et coupe
tout lien avec ce parti. En décembre 2013, elle annonça ne plus être
souverainiste et être devenue fédéraliste. Les ouvrages de Mourani font partie de la série de livres
criminologiques dit ‘populaires’, où elle décrit le phénomène des
gangs de rue à Montréal en utilisant des extraits d’entrevue avec des jeunes
qu’elle a connus comme praticienne. L’importance de ces ouvrages réside dans une insurrection
contre la pensée unique, la désinformation, et l’amalgame trop facile entre
délinquance des jeunes et jeunes issus de l’immigration. En effet, selon
Mourani, le phénomène des gangs de rue n’est pas associé à un problème
d’immigration, ni à un échec du processus d’intégration des immigrants. Etre
immigrant n’équivaut pas à être violent. Les causes restent multiples et
complexes : pauvreté, exclusion sociale, décrochage scolaire,
marginalisation, négligence de la part des parents, banalisation de la
violence, etc. Sur une autre note, Mourani se rive contre la montée
de l’hypersexualisation ou de l’objectification sexuelle dans les médias,
laquelle touche en premier lieu les filles et les femmes. Sans pour autant
la qualifier d’auteure féministe, on ne peut que louer Mourani pour sa position
ouvertement humaniste et pluraliste.
' La face cachée des gangs de rue' (Les Editions de l’Homme,
Montréal, 2006) et ‘Gangs de rue inc. : leurs réseaux au Canada et dans
les Amériques’ (Les Editions de l’Homme, 2009)
(...)
Conclusion :
Maria Mourani est un exemple d’immigrant-e intégré-e (du
latin integrare, qui signifie ‘faire entrer une partie dans un tout’) à
la société d’accueil, et elle lutte pour l’intégration, voire pour la cohésion
sociale, où l’ensemble des valeurs et des normes d’une société sont partagés
par tous et toutes. Toutefois, elle se rive contre l’assimilation – en tant que
processus par lequel un ensemble d’individus se fond dans un nouveau cadre
social plus large et qui vise à faire disparaître les spécificités des
assimilés, ce qui implique leur renonciation à leur culture d’origine, la mise
au pas de leur personnalité et leur atomisation au sein de la société qui les
absorbe.
(...)
A mon avis, Sami
Aoun adopte la même position que celle de Mourani . Celui-ci, à travers la
médiation et le dialogue, appelle à un vivre ensemble respectueux des
différences. Egalement pour Rawi Hage, qui tente de transformer le vécu de
l’immigrant – que ce soit le sien, ou celui d’autres – à celui d’un être épanoui,
créatif, un ‘plus’ pour la société et son évolution. Les parias chez Sami Aoun
- le moyen-oriental, le musulman -, chez Maria Mourani - les jeunes enrôlés
dans les gangs, les filles et les femmes victimes de la traite, les membres des
minorités dont religieuses -, chez Rawi Hage - l’immigrant pauvre -, sont
perçus par les autres d’êtres mi-cafards/mi-humains - pour reprendre la
métaphore de Hage -, se perçoivent parfois de la sorte, mais sont appelés à
découvrir ce qui fait d’eux/d’elles des êtres humains à part entière, des
citoyens-es, et à dénoncer les apparences trompeuses et les stéréotypes. On est
bien loin de la vision canadienne du multiculturalisme mise en place par
l’ancien premier ministre du Canada Pierre Elliott Trudeau lequel mène tout droit
à la ghettoïsation, à un communautarisme de repli.
Par ailleurs, Aoun et Hage sont des auteurs qui
rejoignent en quelque sorte le cortège d’auteurs libano-canadiens qui tendent
pour la plupart vers la compréhension du sens de
la vie lorsque physiquement loin de la terre d’origine : je cite ici par
exemple Abla Farhoud et Wajdi Mouawad. Leur écriture est un travail de la
mémoire et du deuil ; une écriture soucieuse, qui se tient près du passé
mais qui est préoccupée par le présent et l’avenir, justement, pour que la vie
continue - l'image du verre d'eau fraîche contient toute cette vie
problématique, inachevée et inachevable - ; une écriture engagée pour un
changement au sein de la société.
(...)
Deux questions ouvrent la
voie au débat :
1)
L’écrivain-e migrant-e, qu’il/e lle
soit académicien-ne, politicien-ne, romancier-ère, etc., doit-il/elle
« faire du migrant » pendant toute sa carrière (incluant sa carrière
d’écriture) ou peut-il/elle y échapper et être libre de faire du nouveau ?
Dans le cas de la plupart des auteurs libano-canadiens issus de la 3e
vague et plus tard, il est difficile de trouver ce ‘tout à fait autre’, mais
des différences sont perceptibles. Avec Aoun par exemple, il s’agit d’une
évasion partielle puisque le sujet-objet d’étude se retrouve au Québec, au
Moyen-Orient, et ailleurs, comme aux Etats-Unis lorsqu’il publia un ouvrage sur
Obama. Avec Mourani, l’évasion semble beaucoup plus forte vu qu’elle
s’intéresse à la politique locale québécoise, toutefois, ses origines la
rattrapent lorsqu’elle lutte pour la préservation des droits des minorités
(dont celle dont elle est issue). Dans le cas de Hage, le risque d’enfermement
semble être le plus marqué à première vue. Hage « fait du migrant »
dans toutes ses œuvres.
2)
Faut-il choisir entre l’ancrage et
l’errance ? Plusieurs auteurs libano-canadiens perçoivent et qualifient
l’exil comme événement déstabilisant, puisqu’il y a rupture entre l’être qui
était et celui qui devient et restera à jamais. Un être fragmenté entre deux états : le pré et le post-migratoire, inconciliables, qui ne pourront
jamais se réunir, situés de part et d’autre de la faille, comme pour Mouawad
par exemple et Farhoud ; mais pour Mouawad, l’écriture agit comme remède
et peut colmater cette faille. Pour Abla Farhoud, l’écriture empêche de mourir
(émotionnellement, spirituellement) – écrire le pays d’origine empêche de mourir à sa suite puisque selon elle, le Liban est déjà mort ;
c’est donc une question de survie. Pour Hage, le migrant se trouve certes dans
l’entre-deux du dilemme de l’ancrage et de l’errance, mais il a la possibilité
de se projeter au-delà de cette faille, au-delà toute appartenance nationale, au-delà d’une simple somme
d’identités multiples à la Maalouf, pour une identité humaine universelle. Avec
Mourani, l’engagement politique à plusieurs niveaux dans la société d’accueil
colmate la faille – ce qu’elle qualifie d’intégration. Et avec Aoun, il n’est
pas nécessaire de choisir entre l’ancrage et l’errance. On peut faire avec les
deux, tant que les attitudes que les pratiques adoptées, à tous les niveaux dont
l’écriture, et quel que soit l’endroit où l’on se trouve, au Liban
ou au Québec-Canada, sont l’ouverture à l’autre et le dialogue.
6 comments:
Bonjour docteure. J'ai assisté à la conférence! Félicitations et merci pour le résumé.
Je vous remercie Mme Karame.
Dr. Chrabieh, un bel aperçu des oeuvres de ces trois auteurs libano-canadiens. Une occasion d'avoir connaissance d'initiatives et de contributions dont on ne nous parle pas ici au Liban. J'avais une fois entendu parler de Rawi Hage mais vaguement. Il faut dire que les médias libanais n'accordent pas vraiment de l'importance aux libanais vivant ailleurs. C'est dommage.
Je suis libano-canadienne et je vis à Montréal depuis quelques années. Je vois souvent Sami Aoun et Maria Mourani à la télé. De vrais combattants! Et ils ont dû se heurter à beaucoup d'obstacles pour se faire imposer sur la scène politique et médiatique québécoises, empreinte de racisme. Oui le racisme au pays soi-disant des libertés! J'assume ce que je dis.
Je ne sais pas franchement si la politique de l'intégration va l'emporter sur celle de l'assimilation.
Et pour 'faire du migrant', je crois que tout immigrant, du moins de la première génération, ne peut y échapper.
Au fait, les immigrants d'il y a 1 siècle et moins sont appelés 'minorités visibles' versus les québécois dits de souche. Allez savoir pourquoi!! Les ancêtres de ceux-ci étaient arrivés juste avant d'1 ou 2 siècles. Ces terres ne sont pas les leurs. Elles appartiennent aux autochtones qui sont emprisonnés dans des réserves.
Quel gâchis!
Bonjour Docteure! qu'en est-il de Abla Farhoud?
Parmi les grands noms de libanais ayant contribué à la culture québécoise et au rayonnement du génie libanais : Abla Farhoud. Née au Liban, Farhoud a immigré avec ses parents au Canada en 1951. Avant d’être écrivaine, elle fut comédienne à Radio-Canada. Elle écrivit sa première pièce de théatre en 1982 (‘Quand j’étais grande’). Farhoud détient à son actif plus de douze pièces jouées au Québec et à travers le monde. Auteure de plusieurs romans traduits en plusieurs langues (dont ‘Le bonheur à la queue glissante’ 1998, ‘Le fou d’Omar’ 2005 et ‘Le sourire de la petite Juive’ 2011), elle reçut plusieurs prix dont celui de France-Québec et le prix du Roman Francophone. Voici ce qu’elle écrit dans sa pièce de théatre ‘Jeux de patience’ : « Je suis partie petite fille, je suis revenue 13 ans après. Je ne pourrais pas comme le saumon qui retourne sur les lieux de sa naissance pour mourir. Le pays de mon enfance est mort avant moi. Il y a eu un barrage de feu (…). Si je n’arrive pas à l’écrire, je mourrai avec lui ».
La guerre, la mort et l’oubli en sont les sujets principaux. A travers les mots, on ressent le dépaysement, la solitude, la nostalgie, où le seul lieu d’appartenance qui reste est l’espace que constituent des souvenirs vagues, les livres et les phrases arabes/libanaises. L’écriture comme exercice douloureux, contant le deuil, mais en même temps libérateur. Une écriture explorant la mémoire, le passé, la violence, la douleur, l’impact de la famille sur le soi, le pouvoir tant privé que collectif, l’exil et le déracinement qui en découle.
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