Mon article publié dans l'Orient-le-Jour, 28 Mai 2015 (Beyrouth)
La guerre n'est pas terminée au Liban. Elle est continue, un cercle 
vicieux alimenté par deux dynamiques interdépendantes, physique et 
psychologique. Face à cette situation qui enlise depuis des décennies la
 plupart des Libanais(es) dans des sables mouvants, face à l'absence de 
mémoire nationale et donc d'histoire et d'identité communes, face à une 
amnésie étatique coexistant avec une hypermnésie sectaire/politique, 
face aux tentatives d'occultation officielle du conflit (loi d'amnistie 
1991) confrontées à la permanence de mémoires vivantes qui informent les
 pratiques sociales et renforcent les différenciations communautaires, 
les réactions sont contradictoires : certains(es) choisissent d'oublier,
 de tourner la page (tabula rasa), qu'ils(elles) soient encore au Liban 
ou ailleurs. D'autres appliquent la politique de l'autruche ou celle du 
déni, le mafichi-sme. D'autres encore perpétuent les dynamiques de 
violence dans le privé et le public, l'ayant intériorisée, sans avoir pu
 ni voulu la transcender. Ces individus et groupes entretiennent une 
pluralité de mémoires utilisées à des fins politiques ou idéologiques 
pour défendre leurs intérêts antagonistes ou affirmer leurs identités 
exclusivistes et ségrégationnistes – des mémoires au contenu différent, 
mais dont le parcours est semblable : réappropriation de mythes 
d'origine, victimologie, culte des martyrs, etc.
Enfin, il y a ceux et celles, à titre individuel ou rassemblés(ées) au sein d'ONG, vivant au Liban ou en diaspora, qui œuvrent à briser ce cercle vicieux de la guerre à travers leur expression et production de narrations commémoratives ou d'œuvres mémorielles, et contribuent de ce fait à la construction de la paix : les artistes, les architectes, les romanciers(ères), les poètes-poétesses, les producteurs/réalisateurs/cinéastes, les musiciens(nes) et les chanteurs(ses), les photographes, les activistes en ligne et sur le terrain « offline »...
La mémoire de la guerre est en effet au cœur de la production artistique
 libanaise depuis les années 90 du siècle dernier – une production 
d'ailleurs extrêmement diversifiée, une nébuleuse en quelque sorte, que 
l'on retrouve souvent dans le cadre d'expositions, de festivals et de 
forums, avec l'association Ashkal Alwan qui a fait office de précurseur 
entre 1995 et 2000, suscitant un questionnement renouvelé sur la notion 
d'espace public et la dimension politique d'une prise de parole 
artistique publique. Certains(es) de ces artistes jouissent 
aujourd'hui d'une visibilité accrue au niveau international, tels(les) 
ceux et celles relevant du cinéma libanais : Ziad Doueiri, Jean Chamoun,
 Philippe Aractinji, Khalil Joreige et Joanna Hadjithomas, Jean-Claude 
Codsi, Danielle Arbid, Dima el-Horr, Samir Habchi, Michel Kamoun, Nadine
 Labaki, etc. Ou encore du théâtre comme Wajdi Mouawad, Siham Naser, 
Rabih Mroueh et Isam Bukhalid ; des arts plastiques avec Ayman 
Baalbacki, Rudy Rahmé, Jean-Marc Nahas, Hala el-Kaoussi et Rita Adaïmi ;
 de la photographie documentaire avec Nada Raphaël, Rania Matar et Randa
 Mirza ; de la musique avec Ashekman, Scrambled Eggs, The New 
Government, RGB et Lumi ; de l'architecture avec Bernard Khoury et sa 
conception du B018 en tant que commémoration du massacre de 
Maslakh-Karantina, et Samer Eid avec son projet Mor-Tuary appelant au 
vivre-ensemble, s'opposant clairement à la destruction de la mémoire via
 l'architecture mémoricide et à la prolifération de mémoires 
exclusivistes et conflictuelles à travers la construction de monuments 
de la haine, de rejet de l'autre.
En dépit de leur diversité de visions et de techniques, les artistes faiseurs(ses) de mémoire au Liban partagent quelques traits communs : ils/elles font la lumière sur la guerre et ses déboires, et surtout sur les traumatismes, les souffrances des populations civiles, des individus. Ils/elles contribuent à l'archivage et à l'écriture de l'histoire, en particulier des histoires des marginaux, des victimes, des minoritaires et minorisés, etc. bref de ceux et celles que l'historiographie traditionnelle exclut. Ils/elles défient toute volonté d'homogénéisation des représentations du passé et de la construction du savoir sur le présent et l'avenir, et se jouent de toute tentative de mise en récit par les groupes dominants. Ils/elles accordent de l'importance au récit de l'événement traumatique au sein d'un processus thérapeutique tant individuel que collectif, et au travail de deuil comme acte refondateur et transformation, pour que nous puissions, en tant que citoyens et nation, dire les blessures, leur attribuer un sens, vivre avec, y survivre et les gérer d'une manière positive. En ce sens, la culture de la vendetta est remplacée par un processus réparateur, dialogal, convivial avec pour buts la restauration de la dignité humaine, et la paix en soi et avec les autres. Ils/elles chantent le Liban avec ses dilemmes, ses souffrances et sa beauté, son manque et son peuple ; un Liban qui semble a priori perdu, sombrant dans l'aliénation, mais qui porte à mon avis les semences du changement à travers la création et la prolifération de paroles, actions, lieux/espaces alternatifs, qui reconnaissent l'identité et l'histoire du Liban non comme une page blanche, ni une page écrite à 100 %, mais partiellement et appelant à la poursuite de l'écriture – la réécriture.

 
3 comments:
LOVE IT!
Hope in this awful time of war...
Bel article Docteur!
Thank you ladies :)
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