Monday, July 12, 2010

Le Laboratoire Libanais

En 1990, un conflit protéiforme et dévastateur de quinze ans s'achevait avec la défaite du général Michel Aoun à Beyrouth. Deux décennies plus tard, qu'en reste -t-il ? C'est à cette question que les Mémoires de guerres au Liban , un très riche ouvrage collectif, tentent d'apporter des éléments de réponse. Le cas libanais est passionnant à plus d'un titre. Parce qu'il fut un laboratoire d'atrocités guerrières tout d'abord. Puis parce que la séquence complexe des batailles intestines à géométrie variable (et des invasions ou tutelles extérieures) a interdit par la suite de proclamer trop franchement un vainqueur, sous peine de lacérer plus encore un très fragile tissu national. Ce qui fait que, dans la foulée des accords de Taëf, qui produisirent un nouvel équilibre (notoirement dysfonctionnel) entre les principales communautés en 1989, une loi d'amnistie fut promptement adoptée en 1991 pour absoudre les "seigneurs de guerre" (à l'exception du chef des Forces libanaises, Samir Geagea, embastillé pendant plus d'une décennie). Le subterfuge fut cependant "impuissant à enfanter l'oubli", le centre-ville de Beyrouth a bien été reconstruit, mais des "ruines en attente" évoquées dans l'ouvrage continuent de porter les stigmates des combats. Les années qui se sont écoulées depuis la fin officielle des hostilités ont été le théâtre de cette lutte entre deux volontés, celle d'oublier et celle de se souvenir. Cette dernière s'appuie aujourd'hui sur un legs considérable, qu'il s'agisse des témoignages de miliciens, des familles de disparus et des déplacés, ou des traces numériques (un nouveau matériau pour les historiens) traquées sur la Toile et rapportées par les auteurs. Les trente articles de ces Mémoires de guerres composent ainsi un parcours singulier dans l'espace et dans le temps, du surgissement du passé que cette guerre provoqua (le souvenir des massacres de chrétiens sur le Mont-Liban au XIXe siècle) à la question béante du contenu des manuels scolaires en passant par le choix impossible d'une date commémorative.

Concurrence mémorielle

Que célébrer pour une guerre qui s'acheva le 13 octobre 1990 par la défaite des troupes libanaises fidèles au général Aoun face à l'armée syrienne sinon, et par défaut, son déclenchement, le 13 avril 1975, jour du mitraillage d'un bus transportant des Palestiniens, un jour qui est généralement retenu comme marquant le début de la guerre civile ?

Autour de quel Soldat inconnu se rassembler, alors que les combats opposèrent des Libanais entre eux, ou bien les virent se poser en rivaux dans la résistance à Israël, comme le raconte un article consacré à la concurrence mémorielle entre prosyriens et communistes à propos des premières opérations contre les militaires israéliens transportés à Beyrouth par l'opération "Paix en Galilée" ?

Les Mémoires s'achèvent par une réflexion très universelle contre "la manipulation" ou "la répression de la mémoire au profit d'une amnésie officielle programmée", de l'universitaire Fawwaz Traboulsi, inspirée d'un récit du poète palestinien Mahmoud Darwich, Une mémoire pour l'oubli. Vous pouvez délibérément oublier tout ce dont vous vous rappelez une fois que vous avez récupéré de l'oubli et de l'amnésie, écrit l'historien. Il faut se souvenir pour pouvoir oublier. A ce titre, ces Mémoires font oeuvre civique.

Gilles Paris

Le Monde.fr. Article paru dans l'édition du 11.07.10


Mémoires de guerres au Liban (1975-1990), sous la direction de F. Mermier et Ch. Varin Actes Sud, Sindbad, 2010, 620 p., 30 €.


1 comment:

Anonymous said...

Mabrouk!
Felicitations!

G.