Thursday, April 06, 2006

Théologie et dialogue

Théologies pragmatiques et dialogue interreligieux: une pratique et une discipline de la parole plurielle

par Pamela Chrabieh et Jean-François Roussel

Publié dans Studies in Religion / Sciences Religieuses 34/3–4 2005

Résumé : Cet article examine et critique l’apport des théologiens contemporains Michael Barnes et Joseph DiNoia à la question du dialogue interreligieux. La théologie du dialogue que ces derniers proposent s’appuient sur une analyse pragmatique des caractéristiques discursives et cognitives de la discussion entre représentants de diverses
religions. L’article porte sur les cadres épistémologiques de ces théologies et sur leur portée pour penser la rencontre des religions dans l’espace public des sociétés modernes, plurielles et démocratiques.
Summary: This article critically examines two contemporary theological contributions to the question of interreligious dialogue. The theologies of dialogue of both Michael Barnes and Joseph DiNoia are based on a pragmatics of interreligious discussions. Here, the epistemological frameworks of both theological projects will be discussed as well as their respective impacts on a theory of the presence of religions in the public sphere of modern, pluralist and democratic societies.

Mise en contexte
Dans sa recension d’un ouvrage du théologien britannique Michael Barnes, le regretté J. Dupuis notait que ce dernier démontrait le développement d’une théologie du dialogue comme la prochaine étape en théologie des religions. L’approche de Barnes, en effet, ne se centre pas sur le christianisme en tant que tel, pas plus qu’elle ne concerne l’adaptation des valeurs des autres religions aux valeurs chrétiennes (Dupuis 2002 : 16–17).

Les auteurs remercients le Fonds québécois de recherches sur la société et la culture pour leur soutien financier à la présente recherche.

Publié dans Studies in Religion / Sciences Religieuses 34/3–4 (2005): 375–390
© 2005 Canadian Corporation for Studies in Religion/Corporation Canadienne des Sciences Religieuses

Michael Barnes appartient à un petit groupe de théologiens qui, dans l’ensemble des théologies du dialogue interreligieux, se distingue par sa perspective pragmatique. Les identités confessionnelles et confessantes y sont mises en jeu dans une pratique discursive qui est traitée comme enjeu central. Ainsi, on ne cherche pas tant à élaborer des positions communes qu’à développer une pratique et une discipline de la parole plurielle.
Comme nous comptons le montrer ici, Barnes, ainsi que l’américain Joseph A. DiNoia, s’inscrivent de manières différentes dans ce projet (DiNoia 1992). Pour le premier, il ne s’agit pas de voir comment accommoder le langage dogmatique chrétien à une réalité objective, ni même à un langage
doctrinal autre que chrétien, mais de voir comment la rencontre des discours religieux, quels qu’ils soient, pourrait jouer un rôle constructif dans une société multi-religieuse. Pour le second, la réussite d’un dialogue interreligieux requiert la compréhension et la mise en oeuvre de règles pragmatiques, au sens linguistique du terme. DiNoia examine le dialogue interreligieux dans sa dimension doctrinale, alors que Barnes le fait dans la dimension du « dialogue de la rue », pour utiliser une terminologie bien connue depuis une importante déclaration du Vatican en 1991 (Conseil pontifical pour le dialogue interreligieux & Congrégation pour l’évangélisation des peuples 1991). De la sorte, le problème qui intéresse la pragmatique du côté de DiNoia est logique, alors qu’il est éthique chez Barnes.
Les problèmes qui intéressent Barnes et DiNoia s’avérant différents, pourquoi analyser ces auteurs dans un même article ? Nous souhaitons le faire parce que, de deux manières, ces deux théologies traitent la différence religieuse non plus par le biais de la vérité religieuse mais plutôt par celui de la structuration des discours interreligieux. D’emblée, nous signalons l’intérêt que ces théologies pourraient revêtir pour la gestion des rapports entre espace civique et communautés confessantes, dans le cadre d’une théorie du dialogue en contexte de sécularisme social. Ce point mérite d’être souligné, mais aussi éclairci. Éclaircissement : non point qu’au sein de l’appareil d’institutions civiques qu’a forgé une société sécularisée telle que le Québec on puisse imaginer l’importation de quelque logique confessante. Même si tel était notre désir— ce qui n’est précisément pas le cas—, on ne défera pas la tapisserie de l’histoire pour la retisser en y ajoutant cette fois quelque motif absent. Il ne s’agit pas d’injecter quelque dimension théologique aux discours civiques mais de tirer parti, en contexte civique, non théologique et encore moins religieux, des éventuelles ressources de théologies dans un but non confessant mais dialogal.
Soulignement : les théologies courantes du dialogue interreligieux et les approches gouvernementales poursuivent des objectifs différents et largement incompatibles. Les premières partent d’une inscription confessante du sujet dans une communauté religieuse. Les secondes partent au contraire d’une neutralité non confessante et de l’inscription des individus dans une société séculière et démocratique. On ne saurait guère fonder sur la littérature du premier groupe une politique de la diversité religieuse; pourtant, les approches gouvernementales peuvent faire face à l’inadéquation d’une approche sociologique à un objet tel que les religions, irréductibles à cette approche en raison de la prétention absolue de leurs prescriptions. Il y aurait place pour une troisième approche, pragmatique, capable de mettre en relation les énoncés avec les positions d’énonciation des sujets et avec les effets discursifs attendus. Une approche qui puisse, entre autres, tenir compte—sous un mode autre que ceux de la parade défensive et de l’objectivation— du caractère irréductiblement confessant des discours religieux (d’où le potentiel intérêt d’une théologie du dialogue). Qu’en est-il des modèles de J. DiNoia et de M. Barnes à ce sujet ?
Autre point commun à DiNoia et Barnes : ils se réclament de la postmodernité. Qu’est-ce à dire, compte tenu des multiples usages de ce terme en philosophie et en sciences humaines ? Arrêtons-nous quelque peu à ce qu’ils entendent par ce concept plurivoque (d’aucuns diraient imprécis). L’exercice aidera à saisir encore mieux le rapprochement que nous effectuons entre nos auteurs. En philosophie, postmoderne peut désigner :
1) tantôt la recherche d’approches des problèmes théoriques, culturels ou politiques qui comportent la renonciation à la logique des grands récits, disqualifiés par les impasses historiques de la modernité (Lyotard) ;
2) tantôt une pensée non fondationnelle, sans référent extra-discursif (Derrida). À partir de Heidegger, on pense le discours comme trace pure d’un signifié déjà évanoui, l’écriture comme « trace » d’un référent qui est lui-même trace d’une autre trace, dans un jeu indéfini de renvois. Conséquemment, on cesse de légitimer le discours par un prétendu fondement dans quelque réel extra-discursif ; on le valide plutôt en rapport
avec « l’économie » de la vérité en tant que communiquée dans le discours ;
3) tantôt l’option pour une logique pragmatique des effets locaux. On ne comprend pas le discours comme le reflet d’un référent universellement valable mais comme une pratique localement située. C’est en ce sens que Deleuze, Foucault et Certeau sont couramment associés au postmodernisme en littérature anglo-saxonne ;
4) tantôt la théorisation d’une identité non essentialiste, conçue comme un processus et un effet (le sujet comme place vide de Foucault) ; approche fréquente en études culturelles (Cultural Studies) et en études des genres (par exemple, Probyn, Braidotti, Butler) ; cette tendance va de pair avec une critique du sujet cartésien, censément générateur d’exclusions et d’une certaine violence envers les sujets localisés et marginalisés dont il ne souffle mot (les sujets femmes en particulier) ;
5) tantôt une pensée de la structure plutôt que de la vérité des discours ou des hybridations qui font jouer autrement les termes des discours (Foucault, Deleuze).

En ce qui concerne les postmodernismes de DiNoia et de Barnes, ils s’avèrent très différents l’un de l’autre. DiNoia est postmoderne aux sens 2) et 5). Il ne présuppose aucun référent extra-langagier, aucune vérité extra-langagière sur laquelle tous pourraient finir par s’entendre (objectif commun des inclusivistes et des pluralistes). Il récuse une « théologie fondationnelle », cartésienne et préoccupée de fonder le discours sur des faits irréfutables (153), entreprise souvent impossible en situation de dialogue interreligieux—sur ce point la critique moderne de la religion renvoie dos-à-dos les doctrinaires de tous les camps.2 DiNoia plaide plutôt pour une théologie attentive à la logique argumentative (153) ; pour l’analyse des fonctions discursives des énoncés plutôt que de leur correspondance à un référent externe (123 ss). Il examine des discours différents sur le plan de leurs argumentations mais non sur celui de leurs métalangages, et il souhaite préciser des règles pragmatiques du dialogue interreligieux, dans l’attention aux « fonctions » des arguments.

Barnes, de son côté, est postmoderne aux sens 3) et 4). Il s’inscrit dans un « postmodernisme » qu’il qualifie d’objection aux canons modernes et universels de la raison. Il critique les « théologies des religions » traditionnelles (exclusivistes, inclusivistes et pluralistes) basées selon lui sur des « idéologies» modernes, et il propose une alternative à partir d’une théorie de l’altérité plutôt que d’une théorie de la religion : à l’encontre de J. Dupuis et de Cl. Geffré par exemple, Barnes est moins intéressé à expliquer le « problème » du pluralisme religieux dans les termes de la doctrine chrétienne qu’à problématiser les effets sociaux de la vérité religieuse. Par delà la différence de ces deux approches « postmodernes », elles poursuivent le commun objectif, pragmatique, de considérer les discours
dans leurs effets et non dans leurs vérités intrinsèques. Cela se fait chez DiNoia par l’examen des logiques argumentatives, chez Barnes par attention aux interactions de l’acte religieux et de la sphère socio-politique dans une pratique à la fois socio-communautaire et interreligieuse. Une de leurs différences tient à ce que Barnes montre un souci socio-politique absent chez DiNoia. Nous nous trouvons néanmoins devant deux entreprises intéressantes pour l’articulation du religieux au socio-politique. En effet, un contrat social laïque invite à considérer les discours confessants sous l’angle de leurs logiques discursives et effets plutôt que de leurs vérités essentielles.

DiNoia et l’analyse des logiques discursives du dialogue interreligieux
La théologie de DiNoia se veut une analyse des logiques argumentatives à l’oeuvre dans les dialogues interreligieux. Selon lui, l’enjeu de ces dialogues n’est pas la vérité ou la fausseté des énoncés émanant des diverses voix en présence, mais bien les fonctions des énoncés et des catégories, ainsi que l’adéquation des catégories de tel protagoniste à celles de son interlocuteur. Une pierre d’achoppement des dialogues interreligieux serait que les objets doctrinaux que l’on discute soient traités dans des logiques argumentatives auxquelles elles se prêteraient mal. Aussi est-il nécessaire, pour que le dialogue suive son cours sans achopper, qu’on prévienne les glissements logiques conduisant à de telles impasses. Citons, en la simplifiant grossièrement, quelques exemples de la méthode proposée par DiNoia pour éviter ces écueils.
1) Le concept de qualification primaire (basic valuation, « m est P ») consiste en un prédicat servant à préciser la doctrine centrale d’une religion. Ainsi, un chrétien pourrait dire que cette doctrine centrale est le dogme trinitaire. Or, une théorie de la religion praticable en dialogue interreligieux devrait permettre, selon DiNoia, le rapprochement des concepts étrangers par des qualifications primaires suffisamment englobantes
pour pouvoir être repris dans l’ensemble des univers doctrinaux en présence, et sans faire d’une qualification un substantif. Or, l’inclusivisme de Rahner et le pluralisme de Hick, sous des dehors universalisants, tombent dans le piège d’une logique foncièrement théiste, chacun à sa manière : le premier en qualifiant le Mystère absolu dans des termes
d’emblée trinitaires, impraticables pour l’ensemble des non-chrétiens ; le second en proposant avec la « Réalité ultime » une qualification primaire théiste, qui compromet toute prise en compte du nirvana en tant que non-réalité. Ainsi, une logique argumentative apparemment ouverte peut s’avérer difficilement praticable pour des bouddhistes, par exemple, et on forcera d’emblée le dialogue à évoluer sur le fond d’une
logique chrétienne.
2) Pour que les partenaires s’entendent, chacun doit définir ses concepts. On peut le faire de manières différentes, en référant à un « state of affairs » ou à des « facts » (DiNoia 1992 : 116), qui prennent appui sur des « expériences ordinaires » pour rendre compte de l’objet religieux, méta-empirique (116–117). DiNoia énumène 3 types d’arguments référentiels: (1) ceux qui sont d’ordre naturel et relevant de l’expérience commune à tous les humains, et qui composent les arguments les plus utilisés (par exemple, la mort : 117); (2) ceux qui sont d’ordre historique et extraordinaire, qui réfèrent à des événements inhabituels (par exemple, la Résurrection du Christ : 117–118) ; enfin, ceux qui sont de l’ordre de la conscience et qui réfèrent à des états intérieurs (118). Or, du premier au troisième type, ces arguments sont de plus en plus autoréférentiels, et donc d’un usage de plus en plus difficile.
3) Une autre ressource argumentative du dialogue interreligieux est l’emploi d’arguments prédicatifs (118 ss). Pour expliquer un référent tel que Allah, on prédiquera celui-ci, par exemple en termes de Dieu unique. Il apparaît que les réseaux prédicatifs des systèmes doctrinaux tendent à s’élargir, car cela permet de raccorder l’objet à une expérience large, qui permettra une formulation et une communication optimales (119). La fonction des arguments référentiels et prédicatifs est de constituer « a common logical field, so to speak, where rival particularistic claims to universality are taken seriously and debated » (132). Ainsi, les cinq voies de Thomas d’Aquin pour prouver l’existence de Dieu servent à ancrer le concept de Dieu dans le plus vaste réseau prédicatif possible (126, 130).
La théorie de DiNoia se veut une tentative pour dégager un socle commun aux religions qui se rencontrent dans le dialogue interreligieux. Elle consiste à abandonner toute prétention à vérifier la vérité des doctrines en présence en termes d’adéquation aux choses signifiées, pour aller du côté d’une logique argumentative partagée par toutes les religions en présence. On touche ici, en effet, des faits langagiers qui concernent l’ensemble des religions (131). Le commun n’est donc plus cherché du côté d’éventuelles positions communes, mais en deçà, dans une adhésion commune à des manières de parler ou à un métalangage. L’intérêt de ce modèle est d’ouvrir la voie à une compréhension des
modalités de la communication interreligieuse. Il jauge le succès du dialogue à la seule efficacité pragmatique de la communication.

On peut imaginer une approche sociopolitique de l’énonciation religieuse en contexte de diversité, qui emprunterait une telle voie. DiNoia met en garde les protagonistes du dialogue interreligieux comme la présomption qui consiste à penser qu’ils partagent un langage commun ; semblablement, contre le piège de l’absorption d’un des langages par un autre ; et contre l’échec de la communication qui s’ensuivrait si, par manque de pragmatisme, il fallait succomber à cette présomption et à ce piège. Si l’on transpose le problème de la logique interreligieuse à celle du dialogue entre les sphères civique et religieuse, les écueils sont les mêmes. DiNoia pourrait aider à mettre en communication le langage doctrinal des uns et celui, politique ou administratif, des autres. Par exemple, la distinction entre les trois types d’arguments référentiels peut aider à éviter les éventuelles impasses de dialogues entre religions et institutions laïques où des logiques différentes produisent des arguments mutuellement incompréhensibles.

Pourtant, quoiqu’il en soit de ses vertus pour la théologie et l’éventuelle théorie du dialogue dans le contexte qui nous intéresse, le modèle de DiNoia comporte les défauts de ses qualités. Non sans paradoxe, si notre auteur souhaite rapprocher des logiques discursives étrangères l’une à l’autre, l’abandon d’une problématique de vérification des énoncés doctrinaux, qui est à la base de sa proposition, le conduit à se dédouaner en face de la critique moderne de la religion, et à maintenir sa foi chrétienne sur le plan d’une rationalité théologique qui évolue en vase clos. À quoi bon, en effet, tenir compte de cette critique puisqu’un discours religieux n’a de sens qu’à fonctionner selon les seules règles d’interlocuteurs partageant les mêmes prémisses ? Le premier risque est qu’on se retrouve dans un dialogue interreligieux dont les participants parleraient à vide, sans que leurs discours soient éprouvés par l’instance critique d’une culture. Le second risque tient
à l’absence d’une problématique de l’identité : si DiNoia accorde une attention minutieuse aux logiques argumentatives, il s’intéresse bien peu aux sujets qui les mettent en oeuvre. Le risque est qu’on conçoive ces mêmes participants dans le seul cadre d’une théorie partielle de l’identité, où l’identité religieuse ne serait pas problématisée comme facette d’une identité plus complexe et différenciée mais réduite à l’abstraction d’une essence, celle de l’hindou ou du juif par exemple. Or, un hindou n’est pas seulement quelqu’un qui croit à la Trimurti et qui fréquente un temple ; c’est aussi un sujet situé dans une société et une culture données, où sa communauté religieuse locale tâche d’actualiser son hindouisme3. C’est ici que la proposition de DiNoia touche sa limite. Si, comme il le soutient, un système religieux ne repose pas sur la vérifiabilité extra-langagière des énoncés, sur quoi reposet- il, sinon sur une allégeance religieuse ? Mais qu’est-ce qu’une allégeance religieuse ? Quelles en sont les modalités ? Comment la fonder et comment justifier le recours à un seul horizon herméneutique ? DiNoia n’en parle pas, ce qui finit par faire de son entreprise un discours autojustificatoire et technicien. Mais si DiNoia ne porte pas attention au discours comme une pratique subjective, Barnes place cette préoccupation au coeur de son modèle.

Michael Barnes et la « théologie du dialogue »
Parmi les défenseurs de la théologie des religions en son courant anglais dit « pragmatique » ou « contextuel », se trouve Michael Barnes, théologien jésuite à l’Heythrop College. A l’exemple de David Kerr (Edinburgh), Gavin D’Costa (Bristol) et Keith Ward (Oxford), l’approche de Barnes se caractérise par la recherche d’alternatives aux problématiques relevant de « chocs » des diversités religieuses en Angleterre (incompréhensions mutuelles, préjugés et tensions), en vue d’une meilleure cohésion sociale (Kerr 1997 ; D’Costa 1986 ; K.Ward 2000). Ces alternatives sont essentiellement puisées à la tradition chrétienne actualisée et contextualisée, suite à l’ouverture aux autres traditions religieuses. Mais Barnes se situe au-delà d’un simple pragmatisme qui voudrait établir une base commune minimale à partir d’une interaction tolérante. Il tente de répondre au dilemme du projet de la théologie chrétienne qui devrait être poursuivi en contexte d’altérité, ce qu’il appelle « the otherness »; un projet qui prendrait la forme de médiation et de construction de ponts entre les diverses communautés, contrant tout renfermement sur soi, tout développement de rhétoriques exclusivistes et toute antagonisme entre communautés de foi. En se basant sur l’approche de Raimundo Pannikar, il soutient la nécessité d’une théorie de l’interpénétration : « a theory of interpenetration, not the theological colonialism of Anonymous Christianity » (Barnes 1989 : 131)4.
Ceci implique une « théologie du dialogue » (theology of dialogue) qu’il développe dans son ouvrage Theology and the Dialogue of Religions, dépourvue de tout zèle missionnaire, dont l’objectif n’est pas de domestiquer la foi, ni de se limiter à un échange sur le sens de la vie visant à remettre en question des stéréotypes, mais de faire en sorte que les participants apprennent les uns des autres et réfléchissent ensemble sur la place de la foi religieuse en sa diversité complexe dans une société anglaise pluraliste. Barnes tente donc de répondre à deux questions fondamentales sans cesse débattues par les théologiens du dialogue interreligieux : comment pratiquer sa propre foi tout en respectant les vérités clamées par les autres religions ? Y aurait-il une autre voie que l’exclusivisme et le relativisme ? Il traite également de deux autres questions qui ont un rapport direct à la situation présente dans la société anglaise : comment faire pour unir les
diversités de cette société ? En outre, les croyances religieuses qui sont en constante compétition peuvent-elles se rencontrer ? L’apport de Barnes se situe à ce niveau car non seulement prône- t -il une théologie du dialogue interreligieux basée sur l’ouverture et l’hospitalité (« I called it “theological hospitality,” not an invitation to some crude syncretism but the willingness to listen, even to become perplexed by others » : 244), mais il prend la défense de la religion en exigeant la responsabilité mutuelle entre les communautés religieuses d’une part et entre ces communautés et la société civile d’autre part, en vue d’une convivialité émulatrice6. Pratiquer sa foi et dialoguer avec les autres relèverait alors de l’éthique et de la politique.

Or, plusieurs obstacles se dressent contre l’implantation de la théologie du dialogue que prône Barnes : les préjugés qui démonisent l’échange avec l’autre, mais surtout, l’intransigeance de la société civile face aux manifestations publiques de la religion, identifiées comme source de conflits advenant tant dans la société anglaise qu’à une échelle internationale. La difficulté majeure que souligne Barnes provient donc d’une incompréhension du rôle complexe que jouent la religion et la foi dans la construction de l’identité humaine ; tant et si longtemps que celles-ci sont reléguées au privé, elles tendent à se renfermer, à former des ghettos et forcément à générer les fanatismes et les tensions internes tant redoutés.

Well-meaning exhortations towards a tolerant multiculturalism not only fail to touch the life-giving heart of a religious faith, but may actually do violence to the wider fabric of story, ritual, devotion and custom, on which faith depends to give it real energy and motivation. No religious group or community of faith enjoys being slotted away into someone else’s minimalist categories. The patronising assumption in a secular postmodern society that religion is yet another marketable commodity, albeit part of some “spiritual” economy of aesthetic values and cultural practices, forgets that religions are whole ways of life, “schools of faith” which teach politics as much as forms and methods of prayer. (248) Notons que Barnes rejoint ici la position de Régis Debray, pour qui « la relégation du fait religieux hors des enceintes de la transmission rationnelle et publiquement contrôlée des connaissances, favorise la pathologie du terrain au lieu de l’assainir » (2002 : 26)7. La laïcité, pour Debray, gagne à ménager un espace public à la religion :
Si la laïcité est inséparable d’une visée démocratique de vérité, transcender les préjugés, mettre en avant des valeurs de découverte (l’Inde, le Tibet, l’Amérique), desserrer l’étau identitaire, au sein d’une société plus exposée que jadis au morcellement des personnalités collectives, c’est contribuer à désamorcer les divers intégrismes, qui ont en commun cette dissuasion intellectuelle : il faut être d’une culture pour pouvoir en parler. C’est en ce sens précisément, et sans exclure d’autres confessions de foi, qu’on peut avancer : la laïcité est une chance pour l’islam en France, et l’islam de France est une chance pour la laïcité. On ne parlerait pas, à ce propos, d’aggiornamento, mais de ressourcement. Ni d’une laïcité plurielle, ouverte ou repentante mais plutôt refondée, ragaillardie, réassurée d’elle-même et de ses valeurs propres. Le stable socle de ses postulats philosophiques n’empêche pas, heureusement, sa mise en oeuvre d’être évolutive et novatrice. (42)

Rôle du dialogue interreligieux et responsabilités mutuelles
L’énergie qui émane de la diversité des fois religieuses devrait donc être contrôlée, et la seule façon de s’y prendre est de la rendre publique. C’est ici que le dialogue interreligieux joue son rôle, puisqu’il concerne des communautés de foi qui travaillent ensemble à diriger cette énergie pour le bien de la société. Ce genre de communautés commence à émerger en Angleterre, caractérisées à la fois par un sens de la loyauté envers leurs traditions et de leurs responsabilités envers la société civile : « [t]he negociation of the middle is not limited to what goes on between religious communities. It also takes place within a particular community of faith as it learns to adjust to the wider culture » (242). C’est notamment le cas des Asiatiques, comme des Sikhs, des Musulmans et des Hindous, à l’encontre desquelles communautés on ne peut imposer, selon Barnes, le modèle socio-politique adopté à ce jour en Angleterre. Dans cette perspective, le défi actuel est de travailler à l’intérieur et avec ces communautés : « [t]he more demanding challenge is to work within and between the living traditions » (249), sans imposer une vision soi-disant universelle : « [a] structure of thought which will keep “the other” under the control of “the same” is to be imposed on consciousness. To that extent, there is always likely to be a bias in a multi-faith society towards establishing a basis of supposedly “common values” » (248). Les communautés religieuses se voient donc impartir un double projet : aménagement d’un espace public suffisant pour qu’elles puissent entreprendre une relecture de leurs préceptes religieux dans l’ouverture à la connaissance mutuelle, tout en articulant cette relecture à la recherche des intérêts communs avec d’autres communautés religieuses et la société civile séculière. Comme on le voit, Barnes prône la responsabilité mutuelle et la vision de communautés religieuses opérant dans une large société. Celles-ci sont désignées par le terme d’« écoles de foi » (« Schools of faith », 248) qui cherchent à éduquer des groupes de personnes en les introduisant aux sagesses collectives de ces groupes tout en s’ouvrant et encourageant le dialogue. Dès lors, Barnes identifie trois objectifs: la connaissance mutuelle, le respect et la paix sociale.

Dialogue civique et perspectives chrétiennes
Si Barnes déploie les conditions du dialogue dans une perspective civique, il n’élude pas la dimension confessante des rapports entre communautés de foi : il serait trop facile de réconcilier des communautés dont on aurait relégué à l’arrière-plan les caractéristiques essentielles. Si un dialogue civique n’a pas à s’engager dans une théologie, il doit prendre en compte la dimension théologique et confessante de ce dont il est question : la religion. Pour sa part, la localisation de Barnes est chrétienne ; s’il s’adresse à des citoyens, nombre d’entre eux sont aussi chrétiens. D’une part, la foi chrétienne comporte déjà des ressources pour développer une éthique de la rencontre. D’autre part, à le considérer sous la perspective chrétienne, le dialogue doit se baser sur la foi et la prière des communautés
chrétiennes locales, s’enraciner dans leur vie de tous les jours, jusqu’au point de devenir une attitude, une façon d’être, les chrétiens existant en relation avec les autres (1 Pi 3,15). Ce dialogue est aussi en relation avec la « possibilité de la présence de Dieu » dans les paroles de ces autres, inspirées par l’Esprit-Saint ( Jn 3,8) qui crée l’espace où le dialogue advient. Le but ultime du dialogue étant indéfini, le principal souci des chrétiens devrait être alors la fidélité à Dieu et à sa volonté. L’alternative qu’avance Barnes vise à briser le statu quo qui marginalise la religion, ainsi qu’à encourager les chrétiens à agir en tant que catalyseurs dans l’édification d’« écoles de foi ». Ainsi, le dialogue interreligieux en Angleterre serait caractérisé par la vie commune, l’action commune, l’expérience religieuse et l’échange théologique, reflétant l’action de Dieu et l’enseignement de l’Esprit-Saint qui conduit vers la vérité. Ici, la pensée de Barnes se rapproche de celle de Geffré, qui définit le christianisme comme la « religion de l’altérité » (Geffré 2002 : 15–16). Cette définition montre un défi à relever par les chrétiens ; ceux-ci doivent en effet rechercher leur propre identité qui est celle d’un « peuple pour les autres ». Ce défi est encore plus stimulant car il affecte directement la relation avec ces « autres », une problématique des plus cruciale actuellement : « [t]aking cultural and religious pluralism seriously — engaging in global coalition building for the active promotion of coexistence
and cooperation—is one of the most important global issues in the 21st century » (Thomas 2002 : 18).

Apports théoriques et pratiques
Comme nous le faisions remarquer en introduction en reprenant un mot de Dupuis, il semble que l’élaboration d’une théologie du dialogue constitue la prochaine étape en théologie des religions. De cette théologie du dialogue, Barnes représente un exemple stimulant, puisqu’il s’intéresse avant tout au mystère de la rencontre : « engaging with the meaning of the providential mystery of the stranger for the life of the church as a whole » (Dupuis 2002 : 16–17).
Par ailleurs, nous l’avons déjà noté, le souci manifesté par Barnes, d’articuler religion et préoccupations civiques, rejoint celui de Régis Debray, qui traite de l’importance de la religion à l’école en France : Il ne s’agit pas de réserver au fait religieux un sort à part, en le dotant d’un privilège superlatif, mais de se doter de toutes les panoplies permettant à des collégiens et lycéens, par ailleurs dressés pour et par le tandem consommation-communication, de rester pleinement civilisés, en assurant leur droit au libre exercice du jugement. Le but n’est pas de remettre « Dieu à l’école » mais de prolonger l’itinéraire humain à voies multiples. (Debray 2002 : 16)

Les perspectives nationales, britannique de Barnes et française de Debray, déterminent aussi leurs stratégies discursives. Tant pour sa conception du sujet politique que pour comprendre ses rapports à la religion, la culture nationale du Royaume-Uni a suivi un chemin autre que celui de la France. La situation française est relativement bien connue. D’une part, régalisme dans les rapports à l’Église (lequel s’est prolongé après la Révolution, comme on le voit avec la Constitution civile du clergé et l’Église constitutionnelle de 1790, puis avec le Concordat de 1801) ; d’autre part, déclaration de séparation nette entre l’Église et l’État en 1905, en vue de mettre fin à l’épuisant conflit des Frances républicaine et catholique. La religion, c’est ici l’Église catholique, une grandeur en face de l’autre grandeur, celle de la République ; et la religion, c’est la force de résistance au changement. Dans la perspective britannique de Barnes, la Common Law joue—depuis le 13e siècle— un rôle d’arbitrage bien différent de celui d’une constitution : idéalement, le pouvoir britannique n’intervient dans la vie des sujets que le moins possible, pour en protéger les droits, et au cas par cas. Dans l’Angleterre protestante, la diversité des congrégations joue comme une force de progrès social, en services de santé, soutien aux démunis, alphabétisation, promotion de politiques sociales, abolition de l’esclavage, du travail des enfants, etc.
Jusqu’à nos jours, le sécularisme britannique emprunte la voie d’un respect des allégeances et abstentions individuelles par une politique ponctuelle et la moins invasive possible8. Barnes et Debray traitent d’une problématique d’actualité cruciale tant en Angleterre qu’en France : comment gérer les relations entre religion et sphère publique, vu les transformations qui ont affecté le paysage social contemporain ? Mais si l’un a à faire avec une méfiance séculaire envers une religion susceptible de faire échec au progrès social, l’autre cherche à actualiser la voie communautarienne en contexte de diversification accentuée du paysage des communautés religieuses. Non sans conscience
des dérapages possibles de la coexistence, il valorise le rôle constructif desdites communautés pour la société britannique. Il faut en outre relever le lien sine qua non qu’établit Barnes entre l’éducation de la foi et la condition communautaire de cette éducation. En d’autres termes, c’est l’éparpillement individualiste du croire qui pose problème pour une gestion des diversités religieuses, même si Barnes ne le mentionne pas explicitement dans son ouvrage. A cet égard, on n’aurait pas tort de voir ici des similarités avec la position de Marcel Gauchet qui dénonce l’excès de l’individualisation—provenant d’un processus de démocratisation qui sacralise les droits des individus—, puisque celle-ci condamnerait nécessairement la possibilité de projets communs (Gauchet 2002). Barnes plaide également pour un retour du collectif comme régulation sociale de l’appartenance, l’objectif étant de réduire, d’une part, les risques d’une atomisation du croire, et d’autre part les risques d’une fragmentation sociale à une échelle plus large. Il n’identifie par pour autant ce retour à un projet spécifique, comme Gauchet le fait en parlant de l’écologie (légitimation par l’avenir). L’apport de Barnes à la théologie du dialogue interreligieux est des plus pertinent : il remet en question une tradition textuelle autoritaire et traditionnelle de l’Église catholique romaine qui traite de la question de l’autre avec une certaine condescendance, dans une théologie des religions qui se base sur les canons modernes et « universels » de la raison (d’où le postmodernisme déclaré de Barnes). Il critique aussi les systèmes politiques occidentaux
qui prétendent pratiquer une « neutralité religieuse » mais qui tendent à être totalisants. Ainsi avance-t-il les exemples suivants : l’Allemagne avec ses deux Églises d’État, catholique et luthérienne ; l’administration américaine qui emploie un discours public exclusivement chrétien ; l’Angleterre et son Église anglicane ; la France et les rapports de l’épiscopat catholique avec l’État. Ce sont des structures qui finissent par garder «l’autre» sous le contrôle du sujet normatif implicitement chrétien mais non moins inconsciemment et de manière non moins contraignante pour « l’autre ». Face à cette attitude, Barnes invite les citoyens de souche chrétienne (non moins que les autres) à se mouvoir entre ces « frontières » qui paraissent souvent infranchissables. Comme on le voit, l’engagement dans le dialogue contribue de manière décisive à la construction du cadre théorique de Barnes. En ses propres termes, Barnes qualifie «d’éthique » sa théologie du dialogue (2002 : 5), dans le sens où elle montre aux chrétiens le chemin qui
leur permettrait d’apprendre à entrer en relation avec les autres d’une manière responsable dans des sociétés plurireligieuses.

Conclusion : une voie pragmatique pour une approche civique de la
question religieuse
D’autre part, par delà les croyances divergentes qui entrent en jeu dans la diversité interreligieuse, qui font l’objet de la plupart des théologies du dialogue interreligieux mais qui ne sauraient intéresser directement une institution laïque, un autre enjeu apparaît, plus crucial pour cette dernière : l’enjeu pragmatique non seulement de la pratique interreligieuse mais aussi de la gestion civique de la diversité religieuse. Enjeu même qui intéresse DiNoia et Barnes, sur lequel nous reviendrons dans un instant. Il complexifie la question précédente : quand plusieurs religions, c’est-à-dire plusieurs pratiques confessantes interfèrent sur la cohésion sociale, comment prendre en compte ce fait au niveau discursif où il se pose, mais dans la pratique discursive d’un projet socio-politique non confessant ? Les pratiques discursives d’institutions civiques peuvent-elles s’arrimer à celles de communautés religieuses ?

Il ne s’agit pas ici de trouver comment abolir ou réduire la part d’altérité des pratiques discursives respectives qui se rencontrent—il ne s’agit pas de rendre religieuse la pratique discursive des institutions civiques, ni d’éliminer ou atténuer la dimension confessante de la pratique discursive religieuse. Il s’agit plutôt de deux tâches. D’une part, situer les communautés confessantes comme composantes des sociétés modernes, pluralistes et démocratiques ; et de l’autre, comprendre les logiques discursives qui sont en jeu et dont l’ignorance peut aboutir à des impasses entre protagonistes confessants et civiques.
1) De fait, les religions régissent en grande partie la vie de personnes et de communautés, surtout culturelles. On peut toujours avancer qu’avec le passage des générations ces communautés se fondront à l’ensemble de la société moderne, en tout cas quant à leur degré de sécularisation, et qu’à prendre en compte des particularismes hérités d’autres sociétés on ne fait qu’enfermer les dites communautés culturelles dans leurs passés. Bissoondath a soutenu cette position à l’encontre du multiculturalisme réduit à un « multiculturalisme de cartes postales » (Bissoondath 1994). Mais ce faisant, et sans nier le droit pour quiconque d’opter pour un rapport plus dégagé à sa culture d’origine, il sous-estime le poids d’une masse critique de nouveaux arrivants sur l’évolution d’une société, le degré d’attachement des communautés à leurs traditions et l’impact de celles-ci dans la détermination de leurs identités et de leur présent. Bissoondath démontre une compréhension individualiste de l’identité : je suis ce que j’ai choisi d’être, j’ai un droit à n’être déterminé socialement que par les influences que je choisis ; conception qui ne
saurait résumer, loin de là, les dynamiques identitaires en jeu dans les diasporas. De plus, il a une compréhension statique de la société : la société canadienne préexistant à son arrivée, l’immigrant n’aurait qu’à s’y intégrer.

Pourtant, préconiser une société où les Grecs, les Pakistanais ou les Jamaïcains d’origine tourneront la page sur ces origines pour se qualifier de Canadiens, sans autre, relève du voeu pieux. Il n’en va pas autrement pour les références religieuses. Dans un cas comme dans l’autre, de tels voeux pieux conduisent d’ordinaire à la constitution de marges où se perpétuent des coutumes qui échappent à la régulation sociale, et qui touchent par exemple les femmes. Comme on le voit avec l’approche de Barnes, plus pertinent apparaît le projet de faire en sorte que les communautés religieuses, sans s’abolir elles-mêmes en tant que telles, jouent un rôle constructif et effectif dans une société qui restera par ailleurs laïque, c’est-à-dire dans laquelle les institutions civiques resteront neutres en matière religieuse et traiteront avec égalité tous les citoyens sans égard à leurs éventuelles options religieuses.
2) L’autre tâche consiste à percevoir que le langage de l’un n’est pas compris par l’autre si celui-ci n’a pas d’abord compris que ce langage ne déploie pas forcément ses significations suivant les logiques discursives de l’autre partie. Une institution laïque n’a pas à parler un langage religieux, mais elle ne compromet en rien sa laïcité en en comprenant le fonctionnement et en en tenant compte. Par exemple, en ce qui concerne la première tâche, le débat de 2002 sur le port du kirpan à l’école a mis en présence deux logiques très différentes : celle, confessante, qui supporte la référence au devoir religieux, et l’autre, instrumentale, qui fonde la référence à la sécurité des élèves. En l’absence d’une prise en compte de cette différence, il est peu probable que les parties d’un litige sur une question religieuse en arrivent à un accommodement à la satisfaction des deux parties, chacun étant demeuré fermé à ce qui sous-tend le discours de l’autre. De même, une prise en compte des écarts entre les logiques discursives peut s’avérer hautement déterminante dans la résolution de litiges—rares mais parfois chargés de risques importants —entre institutions civiques et des sectes.

C’est à ce second niveau que la contribution de DiNoia peut ouvrir une piste. Il faut toutefois alors, d’une part la décentrer de son horizon confessionnel catholique et de la préoccupation doctrinale qui s’y rattache; et d’autre part raffiner la conception de l’identité religieuse sous-jacente à sa théologie, laquelle conception isole l’identité religieuse de tout autre référent (sociologique, économique, générationnel, de genre, etc.). En situation concrète, les logiques discursives du sujet religieux ne jouent pas indépendamment de ces autres déterminations, dans un jeu d’influences réciproques.
La tâche de les analyser en gagne d’autant en pertinence et en complexité 9. Les épisodes des dernières années autour de la gestion publique de la diversité religieuse montrent cette pertinence autant que cette complexité. Se dessine ainsi le projet d’une approche pragmatique des communautés religieuses et de leurs pratiques discursives, où une compréhension des écarts entre les logiques religieuses et civiques se conjuguerait à une connaissance concrète des communautés religieuses dans la poursuite de projets civiques.

Notes
1 Notons toutefois que Foucault n’a commenté que deux fois le concept de postmodernité,
de manière très brève, et pour en contester la pertinence (Foucault 1983 : 1265–1266 ;
Foucault 1984 : 1387).
2 Du reste, il est paradoxal de constater que ce plaidoyer pour une théologie postmoderne,
avec ses implications directes pour la question de la vérité, va de pair avec l’emploi
régulier et paradoxal de Thomas d’Aquin.
388 Studies in Religion / Sciences Religieuses 34/3–4 2005
3 Le débat des sikhs à propos du kirpan est exemplaire à cet égard : il semble qu’une tradition
religieuse ait maintenant à composer avec les déplacements de signification qui touchent
le port de ce symbole en contexte occidental; si bien qu’un peu plus de la moitié
des Sikhs, de par le monde, estiment que l’ancien symbole de défense de la foi et des
démunis a acquis — bien malgré lui — une connotation belliqueuse, et qu’ils renoncent
à le porter.
4 Voir également Pannikar 1978.
5 Barnes explicite d’ailleurs ses propos par un exemple d’une célébration interreligieuse à
Londres, dont le but n’était pas de formuler des conclusions définitives sur la naissance
de Jésus-Christ, mais d’exercer une théologie de l’hospitalité (Barnes 2002 : 239–240).
6 La thématique de l’hospitalité dans la tradition chrétienne a notamment été traitée par
Keiffert 1992 et Brueggemann 1991 : 290–310.
7 Cette proximité ne devrait tout de même pas faire perdre de vue que les préoccupations
et problématiques respectives de Barnes et Debray diffèrent beaucoup. Barnes réfléchit
à partir d’un ancrage ecclésial, Debray dans le contexte d’un souci de gouvernance.
Barnes traite de la place des communautés de foi dans la société, tandis que Debray pose
la question de la place de la culture religieuse dans la culture générale. Néanmoins, par
deux évolutions dont la différence reflète deux grandes positions institutionnelles de
départ possibles (celle de la communauté de foi, celle de la société laïque), un auteur
théologien et religieux, et un auteur laïque et républicain, arrivent à se rejoindre sur
certains des points.
8 Pour comprendre l’évolution britannique, voir Baubérot et Mathieu 2002. À titre d’exemple récent de l’approche britannique on pourra lire les travaux d’un comité de la Chambre des Lords sur le blasphème (House of Lords 2003 : http://www.publications.parliament.uk/pa/ld200203/ldselect/
ldrelof/95/9503.htm). S’y entrecroisent, dans une multiplicité de références à des éléments de Common Law, une nuée de lois que d’aucun jugeraient anachroniques, et des problématiques socio-culturelles contemporaines, sur le fond du nécessaire respect des droits égaux de tous les individus dans une société sécularisée.
Il est étonnant de voir comment un État qui se préoccupe du blasphème et des autres offenses contre la religion peut le faire au nom de considérations démocratiques et séculières. Par où l’on mesure la diversité des chemins suivant lesquels lesdites considérations peuvent baliser la gouvernance.
9 DiNoia ne problématise pas les positions subjective, le sujet énonçant. Le Musulman,
l’Hindou, le Juif, le Bouddhiste, sont des figures emblématiques sans aucune profondeur.
Ils ne sont qu’autant de personnifications de leurs systèmes doctrinaux respectifs.
Ce n’est pas un individu qui parle, mais une théologie identique à elle-même par delà les
déplacements d’intérêts et de problématisations induits par le dialogue interreligieux. La
théologie catholique (classique) du salut existe en soi et joue a priori comme critère de
recevabilité des énoncés autres que chrétiens. C’est ici que Dinoia se contredit et produit
un ouvrage hybride : soi-disant non-fondationnel sur le plan ontologique, mais fondationnel et même essentialiste sur le plan politique ; la théologie classique existe en elle-même et ses concepts ont des significations figées.

Références
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2 comments:

Anonymous said...

The nature of Jesus life and teachings is the central issue of Christology. The theological concept of Jesus as Christ was refined by a series of seven ecumenical councils between 325 and 787 AD/CE. While most Christians believe that the councils were guided by the Bible and the Holy Spirit, some Christians question one or more of the councils. Restorationists reject all the councils and seek to restore what they believe was the original Christian faith.

Anonymous said...

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